Le parcours atypique de Me Géhane Kamel (LL.B., 2004) est, pour ainsi dire, typiquement uqamien! C’est celui d’un retour aux études en étant maman de jeunes enfants, pour ensuite obtenir un nouvel emploi et contribuer à l’avancement de la société québécoise.
Reconnue pour son intégrité, son audace et son franc-parler, la coroner en chef adjointe a présidé des enquêtes publiques sur des événements tragiques et largement médiatisés comme le décès de la mère de Gilles Duceppe (2019), celui de Joyce Echaquan (2020), ceux survenus dans les milieux de vie pour aînés lors de la première vague de COVID-19, ou la mort de l’agente de la Sûreté du Québec Maureen Breau (2023).
Récipiendaire du prix Mosaïque 2024, la diplômée participera à un entretien avec la doyenne de la Faculté de science politique et de droit, Rachel Chagnon, le 28 novembre prochain, à l’UQAM. Elle abordera notamment le rôle de coroner et ses impacts sur la protection de la vie humaine.
Retour aux études
«Je savais dès mon plus jeune âge que je voulais aider les autres et que je travaillerais en relation d’aide», raconte la principale intéressée, qui a commencé sa carrière comme éducatrice spécialisée au Centre jeunesse de Montréal. «Après plus d’une dizaine d’années comme intervenante, j’avais fait le tour du jardin et je cherchais un plan B. J’ai suivi quelques cours en communication à titre d’étudiante libre. C’est un ami qui m’a conseillé le droit, en me disant que cela menait à tout.»
L’UQAM fut le premier choix de Géhane Kamel. «La préoccupation envers la justice sociale entourant le cursus du baccalauréat en sciences juridiques m’interpellait, et avec deux enfants en bas âge et un travail à temps plein, je devais avoir la possibilité d’étudier à temps partiel», se rappelle-t-elle. Une surprise l’attendait toutefois au début de sa deuxième session: une grossesse inattendue et improbable, qui a agrandi la famille neuf mois plus tard. «J’ai abordé cela comme un défi supplémentaire et, à ce jour, mes enfants sont ma plus grande réalisation», souligne-t-elle.
Reçue au Barreau du Québec en 2006, Me Kamel s’est spécialisée en droit de la famille et du travail au sein du Centre jeunesse de Montréal. «J’étais cadre et lorsque le gouvernement du Québec a annoncé sa réforme visant à créer les CISSS et les CIUSSS, je ne souhaitais pas être réaffectée ailleurs dans le réseau, raconte-t-elle. J’ai choisi d’aller travailler dans un établissement plus petit, qui n’avait pas été fusionné: l’Institut de cardiologie de Montréal.» De 2014 à 2017, l’avocate y a développé son expertise en droit de la santé et en droit corporatif à titre de responsable des affaires juridiques.
Une promesse à elle-même
«Obtenir un poste de coroner à temps plein, c’est comme gagner à la loterie», souligne en riant Géhane Kamel. En 2016, il n’y avait que sept coroners permanents au Québec, précise-t-elle. «Une amie m’a envoyé l’affichage du gouvernement du Québec en me suggérant que je serais bonne dans cet emploi, car, disait-elle, “tu aimes poser des questions, obtenir des réponses et faire le bien autour de toi”», se rappelle l’avocate.
«Je ne lésine pas sur l’investigation pour découvrir ce qui s’est passé, ni sur les contacts avec les familles.»
Le jour où elle a appris qu’elle avait franchi toutes les étapes du processus de sélection et qu’elle devenait coroner, Me Kamel s’est fait une promesse: s’occuper de chacun des dossiers qui allaient lui être confiés comme s’il s’agissait d’un membre de sa famille. «Je ne lésine pas sur l’investigation pour découvrir ce qui s’est passé, ni sur les contacts avec les familles, affirme-t-elle. L’empathie, c’est la pierre angulaire de mon travail.»
Écrire le dernier chapitre d’une vie
Il y a plus ou moins une centaine de coroners au Québec, dont une dizaine à temps plein. «Le territoire est divisé en 7 ou 8 régions pour lesquelles il y a toujours un coroner de garde, de 8 h le matin à 8 h le lendemain, explique Me Kamel. Tous les appels que l’on reçoit des policiers, des centres hospitaliers et des ambulanciers concernant un décès accidentel ou violent – homicide, suicide – deviennent nos dossiers. Dans le cas d’un décès de causes obscures, c’est à nous de déterminer si on fait enquête ou non.»
«Il s’agit d’écrire le dernier chapitre de la vie d’une personne, d’offrir des réponses aux familles endeuillées.»
Certains décès sont à déclaration obligatoire, peu importe la cause. «C’est le cas des décès qui surviennent dans un poste de police, dans un centre jeunesse, dans un pénitencier, dans une famille d’accueil ainsi que ceux des femmes enceintes et des femmes qui ont accouché depuis moins de 42 jours», souligne-t-elle.
À Montréal, les coroners effectuent un maximum de 4 gardes de 24 heures par mois. «En moyenne, nous avons 5 à 7 cas par période de garde», note Me Kamel. Chaque cas retenu donne lieu à une enquête pour faire la lumière sur les circonstances du (ou des) décès ainsi qu’à la rédaction d’un rapport officiel. «Le travail de coroner demande une bonne dose d’humanité et d’humilité, poursuit-elle. Il s’agit d’écrire le dernier chapitre de la vie d’une personne, d’offrir des réponses aux familles endeuillées.»
Une tendance inquiétante
Géhane Kamel assiste depuis 2019 à la crise des opioïdes, une tendance funeste qui se maintient dans le temps, mais qui, heureusement, n’augmente pas de manière exponentielle au Québec. «Il demeure qu’il y a beaucoup trop de décès par surdose et que les victimes sont de plus en plus jeunes», déplore-t-elle.
Ce qui l’inquiète encore davantage, c’est la hausse marquée du nombre de personnes âgées qui meurent seules à la maison, une tendance vouée à augmenter inexorablement en raison du vieillissement de la population. «Les gens ne veulent pas aller vivre dans les CHSLD – et je ne les blâme pas – sauf qu’on pousse leur niveau d’autonomie à son paroxysme. Inévitablement, cela occasionne des chutes et toutes sortes de décès accidentels.»
Ce qui l’inquiète encore davantage, c’est la hausse marquée du nombre de personnes âgées qui meurent seules à la maison, une tendance vouée à augmenter inexorablement en raison du vieillissement de la population.
Il y a quelques années, durant une canicule particulièrement éprouvante, Me Kamel a reçu 26 signalements de décès pendant une seule période de garde de 24 h. «Il y avait dans le lot des personnes dont la santé mentale était fragile mais aussi plusieurs personnes âgées vulnérables, qui avaient oublié de s’hydrater convenablement, se rappelle-t-elle. Il faut garder en tête que les changements climatiques ont un impact sur ces personnes vulnérables et que le phénomène ira en s’accentuant au cours des prochaines années.»
Dans l’ombre des défunts
Mis à part les conférences de presse officielles dans les cas les plus médiatisés, Me Kamel refuse toute visibilité médiatique, et ce, même si elle a été nommée Personnalité de l’année 2021 par le journal Le Devoir ainsi que par le magazine L’actualité. Elle jure qu’on ne la verra jamais à Tout le monde en parle. «Je préfère rester dans l’ombre des défunts, dit-elle. Le rapport parle pour moi et ensuite je laisse la place à la famille.»
Géhane Kamel a accepté l’invitation d’Actualités UQAM par reconnaissance pour son alma mater, «une université qui mérite d’être reconnue à sa pleine valeur pour son ouverture sur le monde, sa collégialité et sa capacité à débattre des idées importantes pour notre société», conclut-elle.