Le 2 juillet dernier, à Saint-Étienne (France), un jeune homme de 18 ans se réclamant de la mouvance «incel», armé de couteaux, a été interpellé par la police alors qu’il projetait d’attaquer des femmes. Quelques mois plus tôt, en février, un adolescent issu de la même nébuleuse a été arrêté en Haute-Savoie, juste avant de commettre, lui aussi, un acte violent. Amplement médiatisées, ces affaires font écho à une dizaine d’attaques perpétrées contre des femmes depuis 1989 en Amérique du Nord, en Allemagne et au Royaume-Uni.
La menace incel doit être prise au sérieux, affirme la doctorante en communication Océane Corbin. Son mémoire de maîtrise a été consacré à ce qu’on appelle le mouvement des involuntary celibates/célibataires involontaires (incels). Celui-ci est formé de jeunes hommes hétérosexuels n’ayant pas de succès amoureux ni sexuel auprès des femmes et qui en viennent à adopter une rhétorique antiféministe, misogyne et haineuse.
«Les incels appartiennent à la manosphère, où se retrouvent des communautés virtuelles de masculinistes se considérant victimes des femmes et des féministes. L’idéologie incel représente le niveau le plus primaire et violent de l’antiféminisme.»
Océane Corbin,
Doctorante en communication
Membre du Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO), de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) et du Réseau québécois en études féministes (RéQEF), la doctorante s’intéresse au phénomène incel depuis quelques années déjà. «J’ai suivi de près la libération de la parole des femmes portée par #MeToo et la radicalisation de communautés masculinistes dans l’espace public, dit-elle. Cette radicalisation a parfois pris des formes extrêmement violentes, incluant des tueries de femmes, comme ce fut le cas en Californie en 2014, à Toronto en 2017 et en Angleterre en 2021.»
Apparue sur internet au début des années 2010, cette mouvance est présente dans plusieurs sociétés occidentales, notamment au Québec et dans le reste du Canada. «Il s’agit d’une branche radicale du mouvement masculiniste. Elle réunit des hommes âgés en moyenne de 18 à 35 ans, mais aussi des ados de 14 ou 15 ans et des adultes dans la quarantaine.»
Un forum incel libre d’accès sur internet
Dans le cadre de son mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Mélanie Millette, professeure au Département de communication sociale et publique, Océane Corbin a étudié les messages diffusés sur l’un des plus importants forums incels, libre d’accès sur internet et réputé pour ses nombreuses publications et la violence des propos partagés.
«Le forum compte actuellement quelque 30 000 participants. On y trouve ce qu’on appelle des super-utilisateurs, qui sont responsables d’environ la moitié des messages publiés. Le forum compte 17 millions de commentaires, répartis en 700 000 fils de conversation.»
La doctorante a analysé les mythes véhiculés sur les femmes dans près de 1 200 messages ainsi que les actes de langage et les arguments utilisés. Elle a classé les mythes en trois catégories: la déshumanisation, la victimisation et la diabolisation.
«Selon les incels, dans nos sociétés qu’ils qualifient de matriarcales, les femmes seraient toutes les mêmes. Elles sont représentées non seulement comme des êtres naturellement inférieurs aux hommes, mais aussi comme des personnes inhumaines et manipulatrices, qui rejettent systématiquement les hommes.»
Les participants au forum ne sont pas tous radicaux ou violents. Néanmoins, plusieurs menaces à l’égard des femmes sont proférées sur la plateforme, note la jeune chercheuse. «On y trouve, entre autres, des guides sur l’utilisation de produits (drogues, médicaments) servant à affaiblir des femmes pour mieux les agresser par la suite. Des fantasmes gore – torture, mutilations – circulent aussi librement. Parfois, des hommes sont félicités pour leurs actes de violence commis à l’égard de femmes, alors que d’autres expriment leur vénération à l’endroit des tueurs incels.»
Il est difficile d’évaluer le nombre de plateformes associées aux incels. «Plusieurs d’entre eux se regroupent dans des espaces peu accessibles, notamment dans des groupes de discussion sur Telegram», observe l’étudiante.
Comment expliquer l’adhésion aux incels?
Plusieurs observateurs évoquent différents facteurs individuels pour expliquer l’adhésion au mouvement des incels: une santé mentale fragile, un rejet amoureux mal digéré, un sentiment de solitude ou de désarroi, un malaise ou une peur vis-à-vis des femmes. Tous ces facteurs existent, reconnaît Océane Corbin, mais ils ne suffisent pas à expliquer le phénomène.
«Dans l’histoire, chaque fois que les femmes ont voulu s’émanciper, que ce soit pour obtenir le droit de vote ou pour gagner leur indépendance en intégrant le marché du travail, elles se sont heurtées à un mouvement de rejet conservateur, cherchant à les enfermer dans leur rôle d’épouse et de mère au foyer.»
Aujourd’hui, relève la doctorante, on assiste à un backlash face au mouvement #MeToo et à ce qu’on appelle la quatrième vague du féminisme, axée sur la lutte contre les violences à caractère sexuel à l’égard des femmes.
La recrudescence de l’extrême-droite en Europe et en Amérique du Nord constitue un autre facteur important. «L’extrême-droite, qui a pris le pouvoir dans certains pays, vient légitimer les propos masculinistes et leur donne une résonance dans l’espace public.»
Parler des incels ou pas?
Quelle attitude adopter face aux incels? Certaines personnes pensent qu’il faut éviter de leur donner de la visibilité, alors que d’autres soulignent l’importance d’informer la population sur la nature du phénomène pour mieux contrer son influence.
«Il faut parler des incels parce qu’ils sont le symptôme d’un phénomène social complexe, mais sans le faire de manière sensationnaliste et sans leur offrir une tribune privilégiée, soutient Océane Corbin. On doit comprendre les idées qu’ils défendent, les décortiquer et expliquer en quoi elles sont nocives. C’est important, entre autres, pour les parents inquiets de voir leur fils consommer du contenu masculiniste.» Les adolescents qui se sentent interpellés par la vision des incels peuvent entrer rapidement dans une dynamique de victimisation, car une des thèses principales défendues par le mouvement est que le féminisme serait la cause centrale de leurs difficultés relationnelles.
La question de savoir comment combattre l’influence des incels, en particulier auprès des jeunes, demeure ouverte. Selon la doctorante, la collaboration entre les mondes de la recherche, de l’éducation et de l’intervention psychosociale s’avère essentielle pour bien appréhender la nature du phénomène et ses répercussions. «Le milieu scolaire, par exemple, doit se concentrer sur la littératie numérique. Il s’agit d’insuffler un esprit critique chez les jeunes afin qu’ils ne prennent pas la première vidéo masculiniste sur laquelle ils tombent pour de l’argent comptant. La force des incels, et des masculinistes en général, réside dans le fait qu’ils apportent des réponses simplistes à des questions complexes.»
Il est possible de se soustraire à l’influence de la manosphère, poursuit la doctorante. «Des forums qui encouragent des hommes à sortir du mouvement existent, sur la plateforme Reddit, par exemple. Les témoignages de déradicalisation sont particulièrement importants en raison de leur caractère inspirant.»
Envisageant une carrière de professeure-chercheuse, Océane Corbin amorce actuellement une recherche doctorale, toujours sous la direction de Mélanie Millette, qui consiste à analyser de manière comparative des discours violents en ligne visant à discréditer des femmes politiques élues au Québec et en France.