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Travailler sous surveillance

Comment les travailleuses et travailleurs perçoivent-ils les technologies utilisées pour les surveiller?

Par Pierre-Etienne Caza

17 octobre 2024 à 13 h 25

La surveillance électronique au travail, effectuée avec l’utilisation de ce que certaines personnes appellent les «patrongiciels», préoccupe de plus en plus les travailleuses et travailleurs ainsi que le monde syndical. «Le virage pandémique du télétravail, combiné à la transformation numérique misant sur des outils toujours plus sophistiqués et variés, a donné lieu à une explosion du phénomène de surveillance électronique, qui est également un marché fort lucratif», observe le professeur du Département de psychologie Yanick Provost Savard.

Le professeur coanimait un webinaire, le 7 octobre dernier, avec sa collègue du Département d’organisation et ressources humaines de l’ESG UQAM Ariane Ollier-Malaterre, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle. Accompagnés par le coordonnateur du Comité intersectoriel du secteur privé de la CSN, Christian Cyr, ils ont présenté les résultats d’un projet de recherche mené par la Chaire en collaboration avec le Service aux collectivités de l’UQAM et les trois principales centrales syndicales – CSN, FTQ, et CSQ. Près de 300 personnes assistaient au webinaire.

S’assurer de la bonne exécution du travail est-il un motif suffisant pour recourir à des technologies numériques de plus en plus intrusives? Jusqu’où peut s’étendre leur usage par rapport à l’activité professionnelle? Ces questions sont au cœur de l’étude, amorcée en février 2023 sous forme de groupes de discussion auprès d’un échantillon restreint d’une trentaine de personnes des milieux syndicaux dans différents secteurs – éducation, transports, assurances, médias, énergie, santé et services sociaux, municipal. «Il s’agissait de sonder leurs préoccupations afin de pouvoir élaborer notre questionnaire de recherche», explique Yanick Provost Savard.

En mai 2023, un premier questionnaire a été envoyé pour effectuer un état des lieux des technologies de surveillance électronique utilisées dans les différents milieux de travail. Puis, en juin, un autre questionnaire a mesuré les attitudes des travailleuses et des travailleurs à l’égard de ces technologies. Au total, l’étude a rejoint 800 personnes employées dans différentes entreprises et organisations, la majorité effectuant du télétravail.

La surveillance sous toutes ses formes

La surveillance électronique peut prendre plusieurs formes, notamment l’utilisation d’une carte à puce ou d’un badge pour entrer sur les sites, la surveillance des médias sociaux, l’écoute d’appels, la géolocalisation du téléphone payé par l’entreprise ou des caméras sur les lieux de travail. Les travailleuses et travailleurs sont aussi surveillés par leur ordinateur. Les moyens sont presque infinis: sites internet consultés, statut d’activité sur une plateforme de travail, suivi et enregistrement des téléchargements de fichiers, analyse du contenu des courriels, captures épisodiques de l’écran de l’ordinateur, surveillance de la messagerie instantanée, comptabilisation des mouvements de la souris ou du nombre de frappes sur le clavier, prise de photos depuis la caméra de l’ordinateur, surveillances des rencontres en visioconférence ou de l’écran en temps réel…

«La surveillance électronique est très présente, révèle Yanick Provost Savard. Quatre-vingt-deux pour cent des répondantes et répondants syndiqués ont affirmé qu’au moins une de ces technologies est utilisée par leur employeur, à des degrés variables. Et 71 % des personnes sondées déclarent au moins une technologie de surveillance sur ordinateur.»

«La proportion des personnes sondées qui se sentent constamment surveillées est de 30 %. C’est tout de même préoccupant.»

Yanick Provost Savard

Professeur au Département de psychologie

Environ 60 % des personnes rapportent l’utilisation de cartes à puces ou de badges, l’une des technologies les plus facilement identifiables. Autour de 40 % des travailleuses et travailleurs déclarent que l’on surveille les sites web qu’ils visitent. «La proportion des personnes sondées qui se sentent constamment surveillées est de 30 %, souligne le professeur. C’est tout de même préoccupant.»

Les employeurs invoquent différents motifs pour justifier l’utilisation de la surveillance électronique: enjeux de cybersécurité, s’assurer de l’équité de la charge de travail dans les équipes et prévenir les abus, notamment. «Il y a beaucoup d’opacité et de méconnaissance de la part des personnes employées quant aux technologies réellement utilisées par leur employeur», souligne Ariane Ollier-Malaterre.

La titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle observe que les personnes sondées ont une perception très largement négative de la surveillance électronique. «Seulement 3-4 % des personnes la voient comme étant transparente et/ou légitime, note-t-elle. Les principales inquiétudes concernent l’intrusivité dans la vie privée (72 %), la persistance des données dans le temps ou l’absence de droit à l’oubli si on fait une erreur (63 %), et la dénaturation. La dénaturation, c’est le fait d’utiliser un outil de surveillance pour une raison, comme la sécurité d’un site, mais ensuite se servir des données pour d’autres raisons, par exemple pour quantifier le temps de présence au travail (39 %).»

La carte à puce est perçue comme étant «très justifiée» par 40 % des répondantes et répondants. «Toutes les autres technologies sont vues comme intrusives par plus de la moitié à deux tiers des répondants, précise la professeure. Surtout l’écoute d’appels et la surveillance constante par la caméra de l’ordinateur.»

Dégradation du climat de travail

«L’utilisation de la surveillance électronique génère beaucoup d’autocensure et de paranoïa, observe Ariane Ollier-Malaterre. Ce n’est pas bon pour le climat de travail, car cela engendre des comportements de protection et cela nuit au climat de confiance et à la collaboration. Une personne nous a confié: “C’est un climat de terreur depuis le virage en télétravail”.»

«L’utilisation de la surveillance électronique génère beaucoup d’autocensure et de paranoïa. Ce n’est pas bon pour le climat de travail, car cela engendre des comportements de protection et cela nuit au climat de confiance et à la collaboration.»

Ariane Ollier-Malaterre

Professeure au Département d’organisation et ressources humaines et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle

La dégradation du climat de travail, la méfiance et la suspicion envers les employeurs peut entraîner, en bout de piste, des comportements contre-productifs, voire des vagues de démissions et des casse-têtes pour la rétention du personnel, poursuit la spécialiste.

«Les employés ont exprimé le besoin de mieux encadrer et baliser les pratiques de surveillance électronique, mais aussi d’être préalablement avisés du recours à ces pratiques», conclut Yanick Provost Savard.

Cette étude a donné lieu à la publication d’un guide pratique pour mieux protéger les membres des syndicats lors de la négociation de leurs conventions collectives.

On peut voir la présentation de cette étude sur YouTube.