La démonstration n’est plus à faire: les technologies numériques envahissent notre quotidien. Quels en sont les impacts sur les travailleuses et travailleurs? C’est la question qui préoccupe l’équipe de la nouvelle Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle. «Nos recherches s’intéressent au brouillage des frontières entre le travail et la vie personnelle ainsi qu’aux stratégies de régulation – individuelles ou collectives – qu’il est possible de développer pour négocier les enjeux comme la connectivité constante, la présentation de soi en ligne et la protection de la vie privée», précise sa titulaire, Ariane Ollier-Malaterre, professeure du Département d’organisation et ressources humaines de l’ESG UQAM.
Les travaux de la nouvelle Chaire, qui réunit actuellement une douzaine de chercheuses et chercheurs et quelques étudiantes et étudiants, portent sur trois grands axes: la surveillance des citoyens, la surveillance électronique des travailleuses et travailleurs, et le télétravail. «Nous sommes en phase de recrutement», précise la professeure. Avis aux candidates et candidats aux études de 2e et de 3e cycles!
Les périls de la surveillance des citoyens
Ariane Ollier-Malaterre a lancé l’an dernier Living with Digital Surveillance in China (Routledge), dont la traduction française est à paraître. Elle y analyse les impacts dans la vie quotidienne des technologies de traçage – publications sur les médias sociaux, paiements électroniques, caméras avec reconnaissance faciale, etc. «Évidemment, tous les gouvernements de la planète n’ont pas les moyens de tracer les citoyennes et citoyens de manière systématique comme cela se fait en Chine, dit-elle. Mais nous sommes exposés à la surveillance numérique dans tous les pays du monde. Les caméras de surveillance sont omniprésentes dans les transports, sur la voie publique et sur les lieux de travail.»
«Évidemment, tous les gouvernements de la planète n’ont pas les moyens de tracer les citoyennes et citoyens de manière systématique comme cela se fait en Chine. Mais nous sommes exposés à la surveillance numérique dans tous les pays du monde.»
Ariane Ollier-Malaterre
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la régulation du digital dans la vie professionnelle et personnelle
À l’heure où l’on discute d’un dossier santé numérique pour les Québécoises et Québécois, le sujet, selon elle, mérite réflexion. «Il suffirait d’opter pour une carte à puce unique pour chaque citoyen et, subitement, plusieurs données sensibles seraient susceptibles de s’y retrouver, souligne la chercheuse. Heureusement, au Canada, nous faisons confiance au cadre législatif basé sur le respect de nos droits et libertés et à l’intégrité du système judiciaire.»
Un outil pour les centrales syndicales
Les technologies de traçage existent aussi dans la sphère professionnelle, où des employeurs s’en servent pour surveiller leur personnel. La surveillance peut passer par l’utilisation d’une carte à puce ou d’un badge, la surveillance des comptes de réseaux sociaux, l’écoute d’appels, la géolocalisation du téléphone payé par l’entreprise ou des caméras sur les lieux de travail. Les travailleuses et travailleurs sont aussi surveillés par leur ordinateur. Les moyens sont presque infinis: sites internet consultés, statut d’activité sur une plateforme de travail, suivi et enregistrement des téléchargements de fichiers, analyse du contenu des courriels, captures épisodiques de l’écran de l’ordinateur, surveillance de la messagerie instantanée, comptabilisation des mouvements de la souris ou du nombre de frappes sur le clavier, prise de photos depuis la caméra de l’ordinateur, surveillances des rencontres en visioconférence ou de l’écran en temps réel…
«Ce type de surveillance est répandu: 82 % des répondantes et répondants syndiqués ont affirmé qu’au moins une de ces technologies est utilisée par leur employeur, à des degrés variables.»
L’équipe de la Chaire a quantifié l’utilisation de ces technologies au Québec dans le cadre d’un projet de recherche mené en collaboration avec le Service aux collectivités (SAC) de l’UQAM et les trois principales centrales syndicales – CSN, FTQ, et CSQ. «Ce type de surveillance est répandu: 82 % des répondantes et répondants syndiqués ont affirmé qu’au moins une de ces technologies est utilisée par leur employeur, à des degrés variables, indique Ariane Ollier-Malaterre. Et 30 % des personnes sondées se sentent constamment surveillées.»
Cette étude a donné lieu à la publication d’un guide pratique pour mieux protéger les membres des syndicats lors de la négociation de leurs conventions collectives. Ses autrices et auteurs donnent également des séminaires et des webinaires de formation aux personnes intéressées à en connaître davantage sur l’existence de ces technologies et leur utilisation.
Les effets du télétravail
Avec ses collègues Nathalie Houlfort, Yannick Provost Savard et Sarah Bourdeau, Ariane Ollier-Malaterre étudie également les effets du télétravail et de ses différentes modalités (temps plein ou hybride) sur la santé psychologique des travailleuses et travailleurs québécois.
La professeure persiste et signe: le télétravail est là pour rester. «C’est une chance formidable pour nos sociétés, notamment sur le plan de la santé mentale et de l’équilibre de vie, observe-t-elle. Ce l’est aussi sur le plan écologique, même si on n’en parle pas assez, et sur le plan de la motivation, de la rétention de personnel et du recrutement de talents, car le bassin de personnes candidates s’est élargi considérablement avec le télétravail.»
Ariane Ollier-Malaterre travaillait déjà sur la digitalisation du travail avant la pandémie, mais elle reconnaît que celle-ci a eu un effet d’accélération et de normalisation du télétravail.
L’effet de la pandémie sur les méthodes de recherche
La pandémie a amené le développement de nouvelles méthodes d’ethnographie digitale, qui ont renouvelé la façon de réaliser des recherches en sciences sociales, observe Ariane Ollier-Malaterre. Avant la pandémie, les entretiens et les observations se faisaient en personne. Il y a désormais d’autres façons de procéder en utilisant les technologies de visioconférence.» Ce n’est pas la même chose et ce n’est pas parfait, reconnaît la chercheuse, mais on peut compenser en posant d’autres questions en amont ou en aval des rencontres virtuelles, précise-t-elle.
Le télétravail a eu un impact indéniable sur le quotidien des chercheuses et chercheurs, selon elle. «L’espace intellectuel s’est agrandi. On peut suivre des webinaires en Chine, en Australie ou en Angleterre, ou en donner, sans être obligé de se déplacer en avion comme on le faisait auparavant. J’ai présenté mon dernier ouvrage à plusieurs publics, par exemple, et je ne me suis pas encore déplacée.»
L’essor de l’intelligence artificielle
Le champ de recherche consacré à la digitalisation de la vie professionnelle a également été dynamisé par l’essor de l’intelligence artificielle, notamment l’IA générative et les robots domestiques, remarque la professeure.
«Le rapport à la technologie, notamment aux robots, est davantage positif et optimiste en Chine et au Japon qu’il ne l’est en Europe ou en Amérique du Nord.»
Au cours des prochaines années, la Chaire pourrait d’ailleurs se pencher sur la perception de ces technologies qui varie selon les cultures. «Le rapport à la technologie, notamment aux robots, est davantage positif et optimiste en Chine et au Japon qu’il ne l’est en Europe ou en Amérique du Nord», constate sa titulaire.
Lancement officiel
Le lancement officiel de la Chaire aura lieu le 18 juin prochain à la Chaufferie du Cœur de sciences. «Pour l’occasion, nous organisons un après-midi de présentations éclair portant sur des projets de recherche menés par la Chaire ou par les chercheuses et chercheurs qui y sont affiliés, annonce Ariane Ollier-Malaterre. Nous aurons ensuite une session de réflexion collective et interactive sur les méthodes de recherche à privilégier au cours des prochaines années afin d’aborder les enjeux de la digitalisation dans la vie professionnelle et personnelle.»
L’événement est ouvert au grand public sur inscription.