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Les sciences cognitives pour mieux soigner

La neurologue du CHUM Arline-Aude Bérubé a réorienté sa pratique grâce à des concepts découverts durant sa maîtrise en philosophie.

Par Marie-Claude Bourdon

30 août 2024 à 16 h 34

Mis à jour le 1 septembre 2024 à 9 h 24

Les symptômes physiques sans maladie sous-jacente comme ceux du trouble neurologique fonctionnel (TNF) – maux de tête, étourdissements, troubles moteurs, fatigue, faiblesse et autres – représentent une part très importante des consultations en médecine. Les patients qui en souffrent sont souvent ballotés d’un spécialiste à un autre, sans trouver de solution satisfaisante à leurs problèmes. Au bout de cette errance médicale, certains, lourdement handicapés, se retrouvent à la clinique TNF du CHUM. Une clinique qui fait des petits miracles pour remettre ses patients sur pied (voir l’article publié par La Presse en juin dernier).

En 2021, l’approche de cette clinique a changé. La responsable du programme TNF, la Dre Arline-Aude Bérubé (M.A. philosophie, 2023) avait entrepris à l’UQAM, par intérêt personnel, des études en philosophie. C’est là que la neurologue a découvert deux concepts des sciences cognitives – le modèle bayésien du cerveau prédictif et le modèle énactiviste – qui ont transformé sa pratique.

Selon Arline-Aude Bérubé, ces deux modèles de la cognition humaine (auxquels elle a consacré son mémoire), peuvent, en effet, «contribuer à solutionner les impasses cliniques dans lesquelles se retrouvent les personnes souffrant de TNF». Car les symptômes somatiques fonctionnels (SSF), dont le TNF fait partie, donnent beaucoup de fil à retordre aux cliniciens. Même si le TNF est généralement considéré comme un trouble mental, les psychiatres sont rarement intéressés à le prendre en charge puisque les symptômes sont physiques et non pas psychiques. De leur côté, les malades résistent à un diagnostic de trouble mental, qu’ils trouvent stigmatisant. Quant aux généralistes et aux neurologues, ils se sentent souvent impuissants. Comment soigner un patient qui souffre de symptômes parfois très invalidants, mais dont les tests sont normaux et chez qui aucune lésion n’a pu être détectée?


Deux modèles complémentaires

Le modèle du cerveau prédictif ou modèle hiérarchique prédictif (ou bayésien, du nom du mathématicien Thomas Bayes, spécialiste des probabilités) «fournit une explication sur la mécanique de ce qui se passe dans le cerveau», explique la neurologue. Le modèle énactiviste le complète en montrant l’influence du contexte médical et social sur ce processus cognitif.

En gros, comme il est impossible pour le cerveau de traiter tous les stimuli qui lui parviennent en temps réel, celui-ci fait des calculs de probabilité, des prédictions basées sur ses connaissances et son expérience: il est constamment en train de prédire la sensation à venir. Or, il arrive que ce mécanisme cognitif, essentiel à notre bon fonctionnement, produise des erreurs. «Le meilleur exemple, c’est quand on entend que quelqu’un avec qui on a été en contact a des poux, illustre Arline-Aude Bérubé. On a tout de suite l’impression d’avoir la tête qui pique. La sensation est bien réelle et, pourtant, on n’a pas de poux.»

Selon le modèle prédictif, les symptômes associés au TNF seraient le produit de fausses prédictions du cerveau.  Et ces fausses prédictions, selon le modèle énactiviste, seraient largement influencées par l’environnement: l’entourage, les médias, les réseaux sociaux, le discours médical.

Selon le modèle prédictif, les symptômes associés au TNF seraient le produit de fausses prédictions du cerveau.  Et ces fausses prédictions, selon le modèle énactiviste, seraient largement influencées par l’environnement: l’entourage, les médias, les réseaux sociaux, le discours médical.

Une étude de 2001 citée par la neurologue dans son mémoire a révélé d’importantes différences entre le Canada et la Lituanie dans les conséquences entraînées par un diagnostic de traumatisme craniocérébral léger. Dans la culture populaire canadienne, ce diagnostic est associé à des attentes de symptômes chroniques. Ces attentes, souligne Arline-Aude Bérubé, sont renforcées par l’information qui circule dans les médias, mais aussi par le discours des médecins. Chez les patients canadiens qui reçoivent ce diagnostic, la résolution des symptômes est souvent longue et parfois incomplète, malgré l’absence de dommage neuronal, alors qu’en Lituanie, où les attentes de guérison sont différentes – le diagnostic est associé à un mal de tête transitoire –, la récupération est rapide et n’entraîne pas d’invalidité prolongée.

«Au Canada, un dommage tissulaire permanent est inféré trop facilement dans le cas d’un traumatisme mineur à la tête qui, il y a un siècle, aurait été considéré sans conséquence», note la neurologue. Ainsi, des symptômes qui, auparavant, n’auraient pas été remarqués, font maintenant l’objet d’une hypervigilance. Dans certains cas, les symptômes perdurent et s’amplifient avec le temps. On parle du «syndrome post-commotionnel», même si l’Organisation mondiale de la santé recommande depuis 2005 de ne plus utiliser cette expression. Les personnes se retrouvent avec des symptômes chroniques de maux de tête, d’étourdissement, de fatigue, de difficulté à se concentrer. «Les symptômes sont réels, souligne la neurologue. Mais plutôt que d’être causés par une lésion, ils sont le résultat de mauvaises prédictions du cerveau.»

«Les symptômes sont réels. Mais plutôt que d’être causés par une lésion, ils sont le résultat de mauvaises prédictions du cerveau.»

Dans son mémoire, Arline-Aude Bérubé fournit un autre exemple de la façon dont les prédictions du cerveau sont influencées par le contexte social. En Australie, rapporte-t-elle, les autorités de santé ont lancé une vaste campagne publicitaire sur les maux de dos. Visant à induire des attentes de récupération positive et à encourager les personnes souffrant d’une blessure au dos à reprendre rapidement leurs activités, cette campagne a produit des résultats significatifs: une diminution de plus de 50 % de l’usage d’anti-douleurs et une baisse marquée d’absentéisme au travail.

«Les effets placebo (bénéfiques) et nocebo (nocifs) peuvent correspondre à des attentes prédictives positives ou négatives du cerveau, observe la neurologue. Ces attentes sont renforcées par le discours médical ou encore par la diète informationnelle dont se nourrit le patient sur les moteurs de recherche en ligne ou les réseaux sociaux.»

Selon la diplômée, de nombreuses personnes souffrant de symptômes associés à la fibromyalgie, à la maladie de Lyme chronique ou même à la Covid longue sont, en fait, victimes de mauvaises prédictions de leur cerveau. «Prolonger l’arrêt de travail d’une personne qui se croit atteinte de la Covid longue, alors que son examen physique et tous ses tests respiratoires et métaboliques sont normaux, ne fait qu’amplifier sa perception de fatigabilité et son déconditionnement physique, en renforçant la croyance que tout effort est dangereux ou néfaste pour sa santé», affirme-t-elle.


Sortir de l’approche psychiatrique

La spécialiste se rappelle très bien le jour où elle a entendu parler pour la première fois du modèle du cerveau prédictif. «C’était dans un cours de sciences cognitives donné par le professeur Pierre Poirier, qui a codirigé mon mémoire avec Luc Faucher, raconte la diplômée. Ce modèle collait tellement mieux à mes observations du TNF que l’approche psychologisante qu’on utilisait jusque-là.»

Selon l’approche psychiatrique traditionnelle, c’est un conflit intérieur non résolu qui cause les symptômes somatiques fonctionnels (SSF), dont le TNF fait partie. Mais pour Arline-Aude Bérubé, cette explication demeurait insatisfaisante. «Les études montrent qu’on n’a pas besoin d’avoir un trouble anxieux pour développer un TNF, dit-elle. D’ailleurs, la psychothérapie seule ne fonctionne pas pour la majorité de ces patients.»

«Les études montrent qu’on n’a pas besoin d’avoir un trouble anxieux pour développer un TNF. D’ailleurs, la psychothérapie seule ne fonctionne pas pour la majorité de ces patients.»

Dans son mémoire, la neurologue s’éloigne de cette approche. Elle critique aussi les dérives du modèle biomédical dans la prise en charge du TNF.  «J’ai voulu montrer l’importance de l’environnement dans le développement du TNF et le fait que le médecin traitant fait partie de cet environnement, qu’il joue un rôle dans l’évolution des symptômes du patient.»

Avant d’obtenir un diagnostic de TNF, la personne qui en souffre passe souvent des mois, voire des années, à chercher la cause de ses symptômes. Bien intentionnés et fortement influencés par le modèle biomédical, les médecins multiplient tests et investigations, sans résultat concluant. Cette incertitude ne fait qu’aggraver les symptômes. «Quand les médecins n’arrivent pas à trouver la source du mal, le patient se dit que cela doit être grave», mentionne la spécialiste.


Des cas lourds

La clinique TNF reçoit des cas lourds. «Les personnes qui nous arrivent sont handicapées par leurs symptômes, dit-elle. La majorité sont en arrêt de travail. Plusieurs ont du mal à marcher. Certaines en sont rendues à se déplacer en fauteuil roulant. Pourtant, dans 15% des cas, le seul fait d’obtenir enfin une explication de leurs symptômes entraîne une résolution de leurs problèmes.»

«Les personnes qui nous arrivent sont handicapées par leurs symptômes. La majorité sont en arrêt de travail. Plusieurs ont du mal à marcher. Certaines en sont rendues à se déplacer en fauteuil roulant. Pourtant, dans 15% des cas, le seul fait d’obtenir enfin une explication de leurs symptômes entraîne une résolution de leurs problèmes.»

Présenter le TNF comme le résultat possible de «mécanismes essentiellement normaux du cerveau» qui génèrent des perceptions par erreur a l’avantage d’éviter le stigmatisme associé au trouble mental, souligne la diplômée dans son mémoire. «Ça me soulage, enfin je comprends que ça m’est arrivé malgré moi, que je ne suis pas folle», lui a déjà dit une patiente qui souffrait d’un engourdissement au visage.

Même si le modèle explicatif a changé, quand Arline-Aude Bérubé reçoit ses patients à la clinique pour la première fois, une psychiatre l’accompagne. «La psychiatre est essentielle parce que les patients vivent souvent une grande détresse, dit-elle. Elle est là aussi pour s’assurer qu’ils sont en état d’entreprendre la réadaptation, parce que la réadaptation va les sortir de leur zone de confort.»


Restructuration cognitive

Le traitement proposé à la clinique est essentiellement une thérapie de restructuration cognitive, combinant physiothérapie et ergothérapie, note la neurologue. Il s’agit en quelque sorte de «reprogrammer» le cerveau en déconstruisant ses a priori. Avec l’aide d’une équipe spécialisée, le patient convaincu qu’il ne peut plus marcher, et encore moins monter un escalier, apprend à changer ses perceptions. La personne qui prend des médicaments pour la douleur sera appelée à les abandonner. Cela peut prendre du temps, cela ne réussit pas à tout coup, mais les résultats de la clinique sont spectaculaires pour de nombreuses personnes qui se croyaient condamnées à souffrir toute leur vie d’une maladie chronique.

Pour que cela fonctionne, il faut que le diagnostic de TNF soit certain. «Tant que les investigations médicales continuent pour trouver une cause physique, le cerveau reste dans un état d’incertitude et va générer des symptômes, souligne la spécialiste. Ça ne sert à rien de commencer la réadaptation.» Si d’autres conditions médicales sont présentes, elles doivent être stabilisées.

Il faut aussi que le patient accepte le diagnostic. Avant de commencer le traitement, chaque personne doit remplir un tableau avec, d’un côté, ce qu’elle a à gagner si elle guérit et, de l’autre, ce qu’elle a à perdre, que ce soit l’attention des proches, des prestations d’invalidité ou le fait de pouvoir se soustraire à certaines responsabilités. «Qu’on le veuille ou non, être dans une position de malade n’a pas que des côtés négatifs, note Arline-Aude Bérubé. C’est une réalité indépendante des intentions des personnes qui souffrent de symptômes fonctionnels, mais qu’il faut prendre en compte, selon le modèle énactiviste, pour identifier les obstacles potentiels à la guérison. Tant que la personne n’a pas rempli les deux colonnes du tableau, on considère qu’elle n’est pas prête à entreprendre le traitement.»

Parfois, dit-elle, les gens ne sont pas prêts tout de suite, mais il arrive qu’ils reviennent quand ils le sont. La neurologue ne porte pas de jugement. «À chaque entrevue avec les patients, on leur répète que leurs sensations sont réelles, mais que ces sensations sont causées par un circuit neuronal qui s’active de façon excessive ou erronée. Et la bonne nouvelle, c’est que cela se traite. C’est réversible.»