Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en jeu, technologies et société, Maude Bonenfant s’intéresse depuis de nombreuses années à l’industrie du jeu vidéo. Cette industrie, elle l’a vue évoluer et s’inscrire dans la culture populaire, n’hésitant jamais à la défendre contre ses détracteurs. Mais voilà qu’elle tire la sonnette d’alarme concernant les jeux mobiles destinés aux enfants et aux adolescents. «Après avoir fouillé le sujet pour en comprendre le fonctionnement, j’en arrive au constat que nos jeunes ne sont pas suffisamment protégés et qu’ils jouent à des jeux utilisant des mécaniques pernicieuses s’apparentant aux jeux de hasard et d’argent, et que celles-ci sont délétères pour leur développement», affirme-t-elle sans détour.
La professeure du Département de communication sociale et publique a présenté un mémoire à la Commission spéciale sur les impacts des écrans et des réseaux sociaux sur la santé et le développement des jeunes, le 24 septembre dernier à l’Assemblée nationale, en compagnie de la doctorante Alexandra Dumont, coordonnatrice de recherche à la Chaire. Leurs recommandations font suite à une étude portant sur 249 jeux mobiles gratuits pour enfants, réalisée en 2022.
Un nouveau modèle économique
Pour comprendre les phénomènes à l’œuvre dans les jeux mobiles, il faut contextualiser l’évolution récente de l’industrie du jeu vidéo, souligne Maude Bonenfant. «Jusqu’aux années 2000, on devait acheter un jeu pour pouvoir y jouer, rappelle-t-elle. Pour le développeur, une fois vendu, cela revenait au même que l’on y consacre 10 minutes ou 200 heures.»
«Nos jeunes ne sont pas suffisamment protégés, ils jouent à des jeux utilisant des mécaniques pernicieuses s’apparentant aux jeux de hasard et d’argent, et celles-ci sont délétères pour leur développement.»
Maude Bonenfant
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en jeu, technologies et société
L’apparition des jeux en ligne a transformé ce modèle économique. «On a vu apparaître une foule de jeux “gratuits”, qui ont recours à des mécanismes et des stratégies de monétisation pour permettre aux développeurs de faire des profits. Ce modèle est en train de contaminer la quasi entièreté de l’industrie du jeu vidéo», observe la chercheuse.
La monétisation des jeux mobiles passe par trois mécanismes présents dans la plupart des jeux: la collecte de données personnelles, la publicité et les micro-transactions. «Pour que ce nouveau modèle économique fonctionne rondement, on utilise du design persuasif afin d’encourager le jeune à se connecter le plus souvent possible, à rester connecté, à regarder des pubs et à consommer dans les boutiques pour acquérir des items», explique Maude Bonenfant.
Incitatifs comportementaux et algorithmes prédictifs
Si les adeptes de jeux mobiles «gratuits» sont conscients qu’on les oblige à voir de la publicité pour continuer à jouer, ils remarquent sans doute moins les autres stratégies déployées afin de les garder captifs de leur écran, observe Maude Bonenfant. «Il y a des incitatifs comportementaux – les nudges en anglais – qui mettent de la pression pour consommer dans les boutiques virtuelles de ces jeux. On offre un cadeau gratuit ou on annonce qu’un item sera en vente à 50 % dans la prochaine heure, illustre-t-elle. On utilise aussi le truc de la boutique rotative en changeant souvent les items pour inciter le joueur à y revenir fréquemment.»
L’intelligence artificielle permet aux développeurs d’offrir à différents joueurs des boutiques différenciées. «Selon mon profil de consommation, je ne verrai pas les mêmes items que vous dans la boutique, même si nous jouons au même jeu», explique la chercheuse. Les algorithmes prédictifs permettent également de savoir le moment où un joueur risque de quitter le jeu. «On lui offre alors une petite récompense pour qu’il demeure connecté», note-t-elle.
Une «gamblification» des jeux mobiles
Parmi toutes ces mécaniques, il y a en a une particulièrement délétère faisant appel à la compulsivité. On parle désormais de «gamblification» du numérique et des jeux vidéo, affirme Maude Bonenfant. «Au début de notre projet de recherche, je savais que cela existait dans les jeux mobiles pour adultes, mais je ne pouvais pas concevoir que ces stratégies soient également utilisées dans les jeux pour enfants. C’est malheureusement le cas, même dans les jeux recommandés pour les tout-petits!»
«Les enfants sont encore en apprentissage de l’autorégulation, ils sont impulsifs et pas suffisamment matures pour déceler et comprendre les mécanismes à l’œuvre.»
Les roues de fortune constituent un bon exemple de ces mécaniques s’apparentant à du gambling, illustre la professeure. «L’enfant est amené à tourner une roue. Il voit tous les cadeaux qu’il pourrait remporter, mais, bien sûr, il n’obtient pas le plus gros cadeau. On lui indique alors que s’il veut tourner à nouveau la roue, il doit regarder une publicité…»
Ces mécaniques de jeu exploitent les vulnérabilités des enfants en utilisant des biais cognitifs, comme la quasi-victoire, pour qu’ils continuent de jouer, ou le fameux FOMO (fear of missing out), cette anxiété de rater un événement dans la boutique virtuelle s’ils se déconnectent du jeu. «Les enfants sont encore en apprentissage de l’autorégulation, ils sont impulsifs et pas suffisamment matures pour déceler et comprendre les mécanismes à l’œuvre», déplore Maude Bonenfant.
«La mécanique qui revient souvent est de mettre en vente des coffres à butin: c’est le principe même des cartes de loterie à gratter!»
Un autre exemple de «gamblification» est le coffre à butin: le joueur l’ouvre et obtient une surprise. «Si on a joué longtemps et qu’on a une récompense, c’est ok, car on associe l’effort investi à une récompense, observe la chercheuse. Mais la mécanique qui revient souvent est de mettre en vente – pour des crédits en jeu ou de l’argent véritable, selon le jeu – des coffres à butin: c’est le principe même des cartes de loterie à gratter!»
En Belgique, le gouvernement a interdit la vente de coffres à butin dans les jeux mobiles pour les 17 ans et moins. «L’immense franchise Fortnite a dû s’y conformer et elle a éliminé cette mécanique de son jeu», illustre Maude Bonenfant, en soulignant qu’il est possible d’agir pour protéger les enfants et les adolescents.
Pas de classification pour les enfants
Même si la chose est aberrante, c’est l’industrie du jeu vidéo elle-même qui a créé la classification régissant les jeux, souligne Maude Bonenfant. On avait ainsi créé une classification Early Childhood, calquée sur la loi COPPA (Children’s Online Privacy Protection Act), une réglementation américaine imposant certaines conditions aux opérateurs de sites web ou de services en ligne destinés aux enfants de moins de 13 ans en matière de collecte d’informations personnelles.
Cette classification a été si peu utilisée qu’elle a été abolie en 2018 par le lobby du jeu vidéo. Désormais, tous les jeux mobiles pour enfants sont classés pour tous, les conditions d’utilisation étant celles qui s’appliquent à partir de 13 ans et plus! «Les jeux pour 13 ans et plus doivent avoir un contenu exempt de sexualité, de violence ou de langage vulgaire, mais cela ne prend pas du tout en compte les mécaniques qui y sont déployées. Donc, les enfants nord-américains de 12 ans et moins qui jouent à des jeux mobiles ne sont pas protégés…»
Comme au casino
Chez les ados, les mécaniques de «gamblification» sont poussées à un extrême qui sidère Maude Bonenfant. «Le skin betting consiste à parier des items en jeu. On peut, par exemple, miser ce que l’on possède, en temps réel, dans un jeu de “Pile ou face”. En cinq secondes, on gagne ou on perd sa mise. La version roulette existe aussi: on parie des items que l’on possède sur un numéro et s’il ne sort pas, on les perd. C’est encore plus rapide qu’au casino», déplore-t-elle.
Cette banalisation du gambling dans les jeux mobiles est amplifiée par les influenceurs qui valorisent la pratique auprès de leur public. «Quand on connaît le rapport d’intimité, de proximité et de confiance qui s’établit entre les influenceurs et leurs followers, on ne peut que s’alarmer», note la chercheuse.
Et le danger ne se limite pas aux jeux pour pour enfants. «Tous les psychologues et les neuro-psychologues avec lesquels nous avons collaboré le disent: plus des enfants sont exposés à des jeux de hasard et d’argent, plus grand est leur risque de développer une dépendance à l’âge adulte.»
«Si on donne le choix à un enfant entre un jeu où il doit pointer les chats dans une image ou tourner une roue pour gagner un cadeau, il aura plus de plaisir avec la roue de fortune. C’est une question physiologique de sécrétion de sérotonine!»
Selon Maude Bonenfant, on pourrait être en train de former une génération de personnes dépendantes aux jeux de hasard et d’argent. «On les attrape tout-petits alors qu’ils n’ont pas les outils ni la maturité pour discriminer entre les bonnes mécaniques et les mauvaises, insiste-t-elle. Si on donne le choix à un enfant entre un jeu où il doit pointer les chats dans une image ou tourner une roue pour gagner un cadeau, il aura plus de plaisir avec la roue de fortune. C’est une question physiologique de sécrétion de sérotonine!»
Il existe pourtant de bons jeux mobiles pour les enfants et les ados, souligne la spécialiste, mais ils sont noyés dans une mer de jeux «gratuits» qui monétisent leur existence avec des mécaniques malsaines. Pour aider les parents à choisir de bons jeux vidéo et à encadrer efficacement leur utilisation, elle vient de faire paraître l’ouvrage Les jeux vidéo pour enfants: bien les comprendre pour mieux les choisir (PUQ), cosigné avec Simon Delorme, Alexandra Dumont et Cédric Duchaineau.
Six recommandations pour la Commission
Lors de son passage en Commission parlementaire, Maude Bonenfant a déposé un mémoire présentant six recommandations concrètes, faciles à implémenter par les décideurs politiques. La première vise la création d’une instance indépendante de classification des jeux et plateformes pour enfants constituée de personnes expertes. La seconde propose la création d’une classification qui tienne compte du contenu, mais également de l’interactivité et des mécaniques des jeux et plateformes pour enfants. «Cette classification permettrait aux parents d’y voir plus clair et aux développeurs qui se soucient du bien-être des enfants de pouvoir bénéficier d’un avantage concurrentiel, car on pourrait facilement repérer les jeux répondant à cette nouvelle norme. L’idée n’est pas de mettre l’industrie du jeu vidéo en faillite, mais de donner aux entreprises qui le souhaitent un avantage concurrentiel.»
«Il est impératif d’enchâsser la protection de l’enfant dans le design des jeux mobiles.»
La professeure recommande un encadrement législatif des interfaces truquées (comme les boutons sur lesquels on nous «force» à cliquer par erreur, faute de trouver ceux que l’on cherche vraiment), des incitatifs comportementaux et des autres mécaniques persuasives en fonction de l’âge, et l’énonciation d’un code de pratique basé sur un design qui protège la vie privée des enfants en ligne. «Il est impératif d’enchâsser la protection de l’enfant dans le design des jeux mobiles. Par exemple, on pourrait interdire les boutiques différenciées avant l’âge de 18 ans. Ou, comme en Angleterre, paramétrer les configurations de protection de la vie personnelle au niveau le plus élevé par défaut, tandis qu’ici c’est au parent de modifier ces réglages.»
Enfin, Maude Bonenfant propose un élargissement de la définition des jeux de hasard et d’argent pour inclure les phénomènes actuels de «gamblification», et d’élargir le mandat de Loto-Québec en ajoutant un programme destiné aux mineurs. «Je pense que les députés qui siègent à la commission veulent adopter une loi pour mieux encadrer l’usage des écrans, des réseaux sociaux et des jeux en ligne chez les jeunes et, en ce sens, nos recommandations ont été bien accueillies», souligne-t-elle.
La collecte de données personnelles: un véritable cheval de Troie
Les développeurs de jeux mobiles font affaire avec des tiers auxquels ils revendent les données personnelles collectées sur nos appareils. «Un jeu mobile est un véritable cheval de Troie ouvrant notre téléphone à des dizaines et des dizaines, voire même des centaines de tiers qui viennent se greffer à l’application et qui pompent, en temps réel, des données liées à tout ce qui se passe sur notre appareil, incluant le carnet d’adresse, les photos, les conversations et les transactions financières», révèle la professeure, qui a passé plus d’un an à tenter de comprendre le système techno-économique des jeux mobiles.
Certaines études ont même démontré que des données étaient collectées par des tiers même après avoir supprimé les applications de jeux! «Ces tiers ne sont pas assujettis aux conditions d’utilisation et de respect de la vie privée du développeur», insiste Maude Bonenfant.
Ce profilage, les enfants y sont soumis malgré eux. «Imaginez la quantité d’informations que les entreprises emmagasinent à leur sujet à mesure qu’ils grandissent, s’inquiète la professeure. Pensez à la précision du profil prédictif de leurs comportements en ligne et aux outils que les entreprises développeront d’ici quelques années pour amener ces futurs consommateurs à dépenser.»
Il y aura un impact sur le développement identitaire de ces enfants et de ces ados, poursuit Maude Bonenfant. «Cela aura assurément des effets sur la construction de leurs goûts et de leur manière d’être au monde, puisque ce sont les algorithmes qui leur proposent sans relâche des trucs qu’ils sont susceptibles d’apprécier…»
Deux autres mémoires uqamiens
Outre Maude Bonenfant et Alexandra Dumont, la professeure du Département de psychologie Magali Dufour ainsi que le candidat au doctorat interdisciplinaire en santé et société François Savard ont présenté un mémoire devant la commission.
Le mémoire déposé par Magali Dufour traitait de l’utilisation problématique d’internet chez les jeunes entre 15 et 25 ans. La chercheuse, spécialisée dans le traitement de la cyberdépendance depuis plus de 20 ans, a partagé des résultats de recherche quant à la prévalence du phénomène et ses impacts sur la santé des jeunes. Elle a également discuté de l’utilité de créer des outils de détection de la cyberdépendance et de sa participation au développement d’un modèle de traitement, baptisé
Virtu-A, testé par le passé auprès des 15-25 ans et en voie d’adaptation pour les 11-14 ans.
François Savard commence son doctorat consacré à l’encadrement de la pratique vidéoludique compétitive. Il est le fondateur de la Fondation des Gardiens virtuels, un organisme faisant la promotion de la consommation responsable du numérique. Les recommandations de son mémoire, déposé avec le coordonnateur du Réseau de la Fondation des Gardiens virtuels, Jean-Christophe Filosa, sont axées sur l’éducation intergénérationnelle, la synergie entre les secteurs, la nécessité de faire des liens entre le numérique et le présentiel, et d’impliquer les créatrices et créateurs de contenu dans la recherche de solutions.