Série Tête-à-tête
Rencontre avec des diplômés inspirants, des leaders dans leur domaine, des innovateurs, des passionnés qui veulent rendre le monde meilleur.
Los Angeles, Londres, San Francisco, New York, Hong Kong, Montréal… Toutes ces villes ont accueilli une exposition solo de Sandra Chevrier (B.A. arts visuels et médiatiques, 2007) au cours des 10 dernières années, mais c’est en Norvège que l’engouement pour ses œuvres atteint des sommets. «Lors de ma première expo à Stavanger, en 2013, il y avait une file d’une centaine de personnes. Les gens m’arrêtaient dans la rue pour prendre des photos et obtenir mon autographe!», raconte l’artiste, qui présentera ses œuvres à Oslo l’an prochain.
S’inscrivant dans la mouvance du street art et du pop art, Sandra Chevrier se définit comme une artiste pop urbaine. Elle est surtout connue pour sa série Les Cages, des portraits de femmes auxquels elle superpose des images de superhéros. «Au départ, il s’agissait de portraits avec de la peinture brute recouvrant certaines parties du visage, mais je ne savais pas trop où je m’en allais, se souvient-elle. J’avais acheté des comic books pour recouvrir un meuble dans la chambre de mon fils et je suis tombée sur des planches représentant la mort de Superman, avec sa cape trouée et ensanglantée, dans les bras de Lois Lane. Je trouvais cela tellement fort comme image, le contrepied parfait de l’invincibilité habituellement associée aux superhéros.»
C’est à ce moment qu’a germé l’idée de superposer des images de comic books aux portraits. «Je mets en scène le fossé qui sépare, d’une part, l’héroïsme fantastique et l’iconographie des bandes dessinées et, d’autre part, la tragédie sous-jacente de l’identité féminine opprimée, explique-t-elle. Plusieurs femmes m’écrivent pour me dire qu’elles y voient un message d’empowerment les invitant à rejeter les postures convenues et contraignantes de la séductrice ou de la victime.» Des gens travaillant chez Marvel ont vu quelques-unes de ses expositions et ont été emballés par ses œuvres, ajoute-t-elle.
Un cercle privilégié
Lorsqu’elle a créé son compte Instagram, en 2014, son travail a attiré l’œil de la superstar américaine Alicia Keys. La chanteuse et son époux lui ont acheté plusieurs œuvres originales et lui ont ouvert les portes du cercle privilégié des collectionneurs multimillionnaires de la planète. En 2015, Lorenzo Fertitta, dont la fortune est évaluée à 1,8 milliard de dollars selon Forbes, lui a commandé une œuvre représentant Ronda Rousey, alors championne de l’Ultimate Fighting Championship (UFC). La création de Sandra Chevrier, qui montre le visage de Rousey recouvert de personnages féminins de comic books, orne l’un des murs du siège social de l’entreprise à Las Vegas.
En 2018, l’artiste s’est associée au groupe indie-rock The National pour créer une peinture murale multidimensionnelle installée sur la façade du stade olympique de Berlin, durant le festival de musique Lollapalooza. L’année suivante, le même promoteur, Urban Nation, l’invitait à créer une œuvre dans le cadre de la Biennale de Berlin. En mars dernier, elle créait avec l’artiste américain Shepard Fairey (connu sous le pseudonyme OBEY) une murale de 12 étages sur l’un des murs de l’hôtel LINE à Austin, au Texas, la plus grande murale de la ville à ce jour.
Très en demande
«Sandra Chevrier est active dans un réseau international de galeries commerciales gravitant plus spécifiquement autour d’un art pop ou street, souligne la professeure de l’École des arts visuels et médiatiques Anne-Marie Ninacs, spécialiste des théories de l’art contemporain. Elle y évolue de manière exceptionnelle pour une Québécoise, son travail est exposé aux côtés des acteurs signifiants du street art, et il est très en demande.»
Selon la professeure, cet intérêt est justifié. «Ses tableaux sont techniquement très maîtrisés et, par la superposition de deux iconographies attrayantes, ils réussissent à produire une forte excitation esthétique. Je veux dire que l’œil est stimulé à plein d’endroits à la fois – on se demande ce qu’on voit, comment ça fonctionne, si c’est intérieur ou extérieur, si c’est plaisant ou repoussant, si c’est fort ou fragile.
Anne-Marie Ninacs affirme prendre davantage de plaisir à la série des Cages qu’aux murales de Sandra Chevrier parce que les relations entre le texte, les gestes des superhéros et l’expression du visage féminin y sont beaucoup plus riches et nuancées. «Je remarque toutefois une grande répétition dans ses stratégies, note-t-elle. C’est souvent un des effets des réseaux commerciaux: les clients veulent ce qu’ils connaissent et les artistes deviennent ainsi un peu prisonniers de leur succès.»
Si on y regarde bien, observe l’historienne de l’art, on voit dans les Cages deux épaisseurs de papier, celle rugueuse des bandes dessinées américaines DC Comics et celle glacée des visages parfaits et désirables des magazines féminins. «Je serais curieuse de voir un tableau où le visage féminin craque à son tour pour laisser voir une nouvelle profondeur dans l’image, ou encore un usage de BD plus troubles comme Watchmen, un classique de l’humanisation des superhéros où le rôle des femmes est discuté.»
Oser être une artiste
Son diplôme obtenu, Sandra Chevrier a travaillé dans le milieu de la restauration et elle créait surtout la nuit. «En 2009, je suis tombée enceinte et j’ai décidé au milieu de la grossesse que je ne retournerais pas sur le marché du travail, raconte-t-elle. C’était un gros risque, car je n’avais pas un sou; quelques clients collectionnaient mes œuvres à Montréal, mais ce n’était pas suffisant pour vivre.»
La future maman ne voulait pas reprocher un jour à son fils de ne pas avoir tenté sa chance comme artiste. Durant l’année qui a suivi son accouchement, elle a travaillé d’arrache-pied. «Parfois, le bébé faisait ses siestes au creux de mon bras et je peignais de l’autre main», se rappelle-t-elle.
C’est par les réseaux sociaux que sa carrière a réellement pris son envol lorsqu’elle a amorcé sa série Les Cages. «Je dévoilais mes œuvres sur ma page Facebook et je vendais instantanément les impressions en édition limitées que j’en tirais», raconte-t-elle. Ce succès lui a valu des invitations pour des expositions collectives, puis des expositions individuelles.
Une expo sans elle à NYC
Pour la première fois de sa carrière, Sandra Chevrier n’a pas pu assister au vernissage de sa plus récente exposition, intitulée Cages and The Void of Colors, qui était présentée à la galerie Hashimoto Contemporary de New York, du 8 au 29 août dernier. L’expo était séparée en deux parties: la suite de la série Les Cages présentait des portraits en noir et blanc avec des masques en couleurs, en référence au symbole de l’arc-en-ciel utilisé durant la pandémie. «Je trouvais intéressant que les gens aient besoin d’utiliser ce symbole très coloré dans leur vie, comme si celle-ci se déroulait en noir et blanc à cause de la pandémie», souligne-t-elle.
Les autres œuvres montraient des masques coulants, déformés, qui représentent les temps incertains que nous traversons. «Ni le présent ni le futur ne semblent avoir de forme actuellement, comme si nous étions des guerriers inexpérimentés, mais tout de même droits et forts malgré l’épreuve», illustre-t-elle.