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Design incandescent

Avec ses créations à la fine pointe de la technologie, la designer Ying Gao réinvente l’art du vêtement.

Par Marie-Claude Bourdon

12 novembre 2014 à 9 h 11

Mis à jour le 16 octobre 2017 à 15 h 10

Série Tête-à-tête

Rencontre avec des diplômés inspirants, des leaders dans leur domaine, des innovateurs, des passionnés qui veulent rendre le monde meilleur.​

À gauche: robe interactive en super organza, avec fils photoluminescents, qui est activée par le regard du spectateur. À droite: un vêtement de la série Nébuleuses en super organza et aux contours flous, dont les limites se dessinent au contact d’un corps.Photos: Doninique Lafond

Ses vêtements futuristes habitent l’espace comme des êtres à part, détachés du corps qui les porte. Une robe s’anime quand on dirige un faisceau lumineux sur elle. Une autre, réagissant au flash de l’appareil-photo, émet une lumière intermittente qui trompe la caméra et altère la prise de vue. Une troisième agite sa carapace d’épingles quand on lui parle, engageant une sorte de dialogue mystérieux avec le spectateur. Qui en ressort troublé. Séduit aussi. Les créations de Ying Gao (B.A. gestion et design de la mode, 00 ; M.A. communication/multimédia interactif, 03), professeure à l’École supérieure de mode et à l’École de design de l’UQAM, laissent rarement indifférent.

Ses robes interactives, animées par des micro-dispositifs électroniques dissimulés dans le tissu, ont été encensées dans les magazines les plus branchés de la planète. On les a vues dans Wired, Wallpaper, Domus, Dezeen et Moco Loco, mais aussi dans Vogue, Vanity Fair et Marie Claire. Ses oeuvres ont été montrées dans des défilés, des musées et des galeries sur tous les continents, de New York à Shanghai en passant par Vienne et São Paulo. Après le Musée des beaux-arts du Québec, le Centre de design de l’UQAM lui consacrait une exposition solo à l’automne 2013. Intitulée L’intangible en tant que matière, l’expo a été reprise l’été dernier au Textile Museum de Toronto.

Ying GaoPhoto: Anouk Lessard

La designer raconte avoir été happée par l’univers de la mode quand elle avait 9 ou 10 ans, lors d’une sortie avec sa mère au Palais des beaux-arts de Pékin. C’était dans les années 80, le musée présentait une exposition sur Yves Saint-Laurent et la petite Ying Gao n’avait jamais rien vu de semblable. On lui a raconté qu’après cette visite, elle avait passé la nuit à dessiner. À l’époque, rappelle-t-elle, tout le monde en Chine s’habillait de gris et de bleu. «Je trouvais ça très beau, s’empresse-t-elle de préciser. J’ai toujours aimé cette sobriété. Mais ce que j’avais vu ce jour-là était complètement différent de ce que je connaissais.»

En Suisse, où elle déménage à l’âge de 14 ans, la jeune femme entame des études en design. «J’ai rapidement compris que c’était à travers le vêtement, plutôt que la sculpture ou autre chose, que j’arrivais le mieux à parler de mon univers», affirme-t-elle. Pourtant, de son propre aveu, Ying Gao demeure «une petite fille chinoise qui a un rapport très pudique avec le vêtement». Elle confie cette chose étonnante pour une designer de mode, à savoir que le rapport avec le corps ne l’a jamais intéressée. «Pour moi, le vêtement est un être à part, qui peut avoir sa propre vie, explique-t-elle. Comme j’accorde peu d’importance au corps, cela m’a donné une plus grande liberté pour travailler sur le vêtement comme objet en soi.» À cette distance, le vêtement devient une sorte de sculpture, «une sculpture avec une encolure, des emmanchures, une certaine longueur…»

En quête de lumière

Le mouvement fait partie intégrante de ses créations, qui, grâce à des senseurs sophistiqués, bougent quand on les regarde ou qu’on leur parle. Cela leur confère une existence propre. Idem pour la lumière. Dans une autre vie, raconte la designer, elle aurait aimé travailler comme directrice de la photographie sur des plateaux de cinéma. Photographe amateur suivie par plus de 14 000 personnes sur Instagram, elle excelle à montrer la lumière dans les images qu’elle capte au fil de ses promenades. «Quand je découvre une ville, la lumière est ce qui me marque le plus, davantage que les monuments, confie-t-elle. À Berlin, la lumière de cinq heures de l’après-midi est tout à fait différente de la lumière de cinq heures à Montréal ou à Genève.»

«Je cherche d’abord à exprimer une idée. Après, je tente avec mes collaborateurs de trouver la technologie qui peut supporter cette idée. La technologie, pour moi, est un outil.»

ying gao

Professeure à l’École supérieure de mode et à l’École de design

Cette quête de la lumière est perceptible dans toutes ses créations. Grâce à des fils photoluminescents, les robes du projet (No)where (Now)here s’illuminent dans le noir comme des méduses dans la mer. «Que ce soit dans mes objets conceptuels ou dans mes collections de prêt-à-porter, j’ai toujours eu envie, à travers les matières, de souligner l’apport de la lumière», dit Ying Gao. On pense aux Nébuleuses, des pièces aux contours flous qui semblent flotter dans la lumière, ou à Living Pod, un vêtement qui s’anime sous l’effet d’un faisceau lumineux. Qu’elles soient taillées dans le super organza, un tissu d’une délicatesse infinie, le plus léger au monde, ou dans d’autres matières, les créations de Ying Gao offrent toujours un jeu avec la lumière et la transparence.

Montréal, l’UQAM, l’interactif

Arrivée à Montréal en touriste à la fin des années 90, la jeune femme a décidé de rester. Après un bac en gestion et design de la mode, elle a rapidement enchaîné avec une maîtrise en communication, volet média interactif. C’est à l’UQAM qu’elle a rencontré l’artiste et maître de la robotique Simon Laroche (M.A. communication/multimédia interactif, 03), devenu depuis le complice de tous ses projets interactifs.

Vêtement interactif de la série Incertitudes, activé par la parole du spectateur (PVDF, épingles, composants électroniques).Photo: Mathieu Fortin

«Quand je me suis inscrite à la maîtrise, j’étais à mille lieues d’imaginer que j’allais faire des vêtements interactifs», affirme Ying Gao. À l’époque, confie-t-elle, elle cherche plutôt à s’éloigner de la mode et à faire autre chose. Mais la mode la rattrape. Elle passe sa deuxième année de maîtrise en Chine, où elle travaille le jour dans l’industrie du prêt-à-porter. Le soir, elle fignole son projet de maîtrise, une fiction interactive. Puis, l’UQAM affiche un poste de professeur en design de mode. «C’est dans l’avion qui me ramenait de Pékin à Montréal que j’ai eu l’idée de mon premier projet de vêtements interactifs», dit-elle. Son étudiante Anne-Marie Laflamme, qui créera plus tard la ligne de vêtements Atelier B, devient sa première assistante. Simon Laroche collabore à mettre au point la mécanique. Ce sera Walking City, des robes interactives dont le tissu se gonfle grâce à un dispositif pneumatique relié à un détecteur de mouvement, de son et de toucher. Le style de Ying Gao, à la fois ludique, sensible et techno, est lancé.

Dès ce premier projet, en 2006, les projecteurs se braquent sur la designer montréalaise. «On est toujours à la recherche du vêtement de demain et mes créations ont incontestablement un aspect technologique fascinant», dit Ying Gao. Quant à savoir si ses recherches auront des applications dans l’industrie du prêt-à-porter, elle comprend qu’on pose la question, même si ce qui l’intéresse est ailleurs. «Je ne suis pas à l’affût de la dernière technologie ou du senseur dernier cri capable de détecter si on est sexuellement excité ou pas, explique-t-elle avec un sourire. Je cherche d’abord à exprimer une idée. Après, je tente avec mes collaborateurs de trouver la technologie qui peut supporter cette idée. La technologie, pour moi, est un outil.»

Playtime. Robes interactives en super organza avec composants électroniques.Photo: Dominique Lafond

Quant au vêtement de l’avenir, elle craint, «si l’on ne fait rien», que ce soit un t-shirt fabriqué en Inde ou au Pakistan par des travailleuses exploitées. «Il y aura toujours des gens assez audacieux pour porter mes vêtements, remarque-t-elle. Le problème de la mode, ce n’est pas ça. C’est le fast fashion, les grandes chaînes qui sont littéralement en train de manger les petites marques indépendantes.»

Avec ses étudiant(e)s de l’École de mode, Ying Gao travaille beaucoup sur le concept. «Même dans le prêt-à-porter, il est très important que le vêtement raconte une histoire», dit celle qui n’hésite pas à envoyer ses élèves à la cinémathèque ou au musée pour qu’ils s’imprègnent d’influences culturelles, qu’ils développent leur vision du monde et leur sens de l’observation. La professeure est aussi d’une sévérité intraitable pour tout ce qui a trait à la technique de confection. «Il m’arrive souvent de critiquer les étudiants pour une couture qui n’arrive pas ou une finition mal faite, raconte-t-elle. Comprendre ce métier, c’est aussi important que d’avoir des idées.»

Retour en Suisse

En Suisse, où, profitant d’un congé de l’UQAM, elle a été nommée l’hiver dernier à la tête du Département mode, bijoux et accessoires de la Haute École d’art et de design de Genève, Ying Gao travaille sur un nouveau projet. Cette fois, l’inspiration est venue d’un texte du philosophe Edgar Morin sur la computation, cette fonction biologique qui permet aux êtres vivants de reconnaître et de trier, parmi l’ensemble des signaux qu’ils reçoivent de l’extérieur, les substances dont ils ont besoin. «Pour lui, computer se conjugue toujours à la première personne, explique la designer. Donc, l’être de la moindre bactérie est un “je” qui “compute”.» Comment cela se traduira-t-il dans le vêtement? Elle ne sait pas encore, sauf qu’il y aura un lien avec les mathématiques…

À une époque où les designers de mode sont condamnés à produire trois ou quatre collections par année, pouvoir travailler pendant des mois sur deux pièces de vêtement constitue un luxe inouï, avoue la designer. Elle explique qu’elle commence presque toujours par faire des tests avec ses assistantes avant de voir l’ensemble d’un projet. «Je dessine énormément, mais je commence par de petites choses. Je débute par une manche, après je dessine l’autre manche, puis l’ourlet, et ça se construit un peu comme ça. Donc là, je suis dans la manche droite!» raconte en riant la créatrice. À suivre.

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 12, no 2, automne 2014.