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Quelle histoire !

Depuis quelques années, l’enseignement de l’histoire du Québec est au centre d’un débat qui divise les historiens.

Par Claude Gauvreau

9 avril 2014 à 14 h 04

Mis à jour le 12 novembre 2015 à 15 h 11

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Vue de la prise de Québec, 13 septembre 1759. Source: Bibliothèque et Archives Canada

«Plusieurs de mes élèves associent le nom de Jean Lesage à celui d’une autoroute. D’autres savent que René Lévesque est le père de la nationalisation de l’électricité, mais ignorent tout du rôle politique qu’il a joué par la suite. D’autres encore ne connaissent pas Robert Bourassa.» Claude Tousignant (B.A. enseignement/histoire, 90) enseigne depuis 24 ans l’histoire et la géographie dans des écoles secondaires de Laval. Selon lui, le programme Histoire et éducation à la citoyenneté, offert au deuxième cycle du secondaire depuis 2006, ne permet pas de couvrir adéquatement les différentes facettes de l’histoire nationale du Québec.

L’automne dernier, le gouvernement du Parti québécois a créé un groupe de travail chargé de repenser ce programme. Présidé par le sociologue de l’UQAM Jacques Beauchemin (Ph.D. sociologie, 92), actuellement sous-ministre au ministère de l’Immigration et des Communautés culturelles, et par Nadia Fahmy-Eid, professeure retraitée du Département d’histoire, le groupe a rédigé un document de consultation intitulé Pour un renforcement de l’enseignement de l’histoire nationale au primaire et au secondaire. Après avoir pris connaissance du rapport de ce groupe d’experts, le ministère de l’Éducation a annoncé en février dernier qu’un nouveau programme d’histoire au secondaire sera implanté dès septembre prochain sous forme de projet pilote. Par ailleurs, un nouveau cours obligatoire sur l’histoire du Québec contemporain sera ajouté à la formation générale collégiale à compter de l’automne 2014. On estime qu’à peine 5 % des cégépiens suivent actuellement un cours d’histoire du Québec.

Quelle histoire doit-on enseigner? Comment doit-on l’enseigner? Ces questions sont au centre d’un débat qui, depuis quelques années, divise les historiens. La Coalition pour l’histoire, un regroupement d’associations d’enseignants, d’organismes et de chercheurs créé en 2002, plaide pour une revalorisation de l’histoire nationale et critique l’absence dans le programme actuel d’événements majeurs et de figures marquantes de l’histoire du Québec. D’autres historiens et enseignants, réunis au sein de l’Association québécoise des enseignants en univers social (AQEUS), s’opposent à la Coalition. Ils craignent que l’histoire soit instrumentalisée à des fins partisanes et que des dimensions économiques, sociales et culturelles importantes de l’histoire du Québec soient évacuées.

«Des événements importants, souvent conflictuels – Conquête de la Nouvelle-France, rébellions des Patriotes, crises de la conscription, référendums sur l’avenir politique du Québec –, ont été soit minimisés, soit dépouillés de leur sens politique.»

Félix Bouvier

Professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières et vice-président de la Société des professeurs d’histoire du Québec

«On assiste depuis 2006 à une tentative de dénationaliser et de dépolitiser l’enseignement de l’histoire au secondaire», affirme Félix Bouvier (M.A. histoire, 93), professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières et vice-président de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ), une association membre de la Coalition pour l’histoire. «Des événements importants, souvent conflictuels – Conquête de la Nouvelle-France, rébellions des Patriotes, crises de la conscription, référendums sur l’avenir politique du Québec –, ont été soit minimisés, soit dépouillés de leur sens politique», soutient-il.

Alain Beaulieu, professeur au Département d’histoire et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la question territoriale autochtone, n’est pas convaincu que l’enseignement de l’histoire nationale a été négligé. «Les travaux de certains historiens, comme ceux de Jocelyn Létourneau, montrent que la représentation de l’histoire du Québec intériorisée par les jeunes Québécois correspond en gros à celle de leurs parents et de leurs grands-parents, dit-il. Elle est constituée des mêmes événements traumatiques et de la même identification au nous, c’est-à-dire aux vaincus de 1760.» Quant au peu de place accordée aux événements conflictuels, le chercheur n’y voit pas nécessairement une entreprise de dénationalisation. «Une histoire associée à la formation citoyenne, ici ou ailleurs, a toujours tendance à aplanir les aspérités et les conflits du passé au nom de la promotion de valeurs consensuelles actuelles, comme le respect des différences, que doit partager tout bon citoyen.»  

Deux écoles de pensée

Le débat autour de l’enseignement de l’histoire nationale au Québec n’est pas nouveau. En témoigne un ouvrage paru en 2012, L’histoire nationale à l’école québécoise. Regards sur deux siècles d’enseignement, cosigné par Félix Bouvier et trois autres historiens, dont Michel Allard, pionnier de l’enseignement de l’histoire à l’UQAM et professeur associé au Département de didactique, et Marie-Claude Larouche (M.A. communication, 94), professeure à l’UQTR. Ceux-ci rappellent que le premier manuel, écrit en 1831 par Joseph-François Perreault, présentait la Conquête britannique de 1760 comme un événement providentiel et vantait la magnanimité des Britanniques envers le peuple canadien-français. «Cette interprétation bonententiste, qui a longtemps eu cours, domine jusqu’à ce que François-Xavier Garneau, animé par une vision plus nationaliste, publie ses premiers écrits vers 1850», souligne Félix Bouvier.

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Défaite des Yroquois au lac de Champlain, 1609. Source: Bibliothèque et Archives Canada

La confrontation entre ces deux interprétations s’intensifie au XXe siècle. Dans les années 1940, Arthur Maheux, fondateur du Département d’histoire de l’Université Laval et auteur de la brochure Pourquoi sommes-nous divisés ?, déplore les divisions entre Canadiens français et Canadiens anglais. L’abbé Lionel Groulx, figure de proue du nationalisme conservateur, réplique en publiant Pourquoi nous sommes divisés. Par la suite, les divergences se cristallisent, favorisant la naissance dans les années 50 et 60 de deux écoles de pensée. D’un côté, l’École de Montréal propose une lecture politique, nationaliste, de l’histoire du Québec. De l’autre, l’École de Québec, basée à l’Université Laval, est défendue par des historiens pionniers d’une nouvelle histoire économique et sociale. Pour eux, le retard et l’infériorité économique des Canadiens français sont davantage attribuables à l’influence néfaste d’un clergé rétrograde qu’à la Conquête et à la domination anglaise.

Selon Félix Bouvier, ces affrontements ont balisé historiquement l’enseignement de l’histoire du Québec. «Pour l’École de Montréal, la Conquête de 1760 est une défaite capitale, dont les conséquences politiques, sociales et économiques ont marqué l’histoire du Québec. L’interprétation défendue par l’École de Québec a repris de la vigueur dans les années 2000, à un moment où certains historiens et didacticiens ont cherché à mettre la question nationale sous le boisseau.»

Certains historiens croient pourtant que cette distinction entre les deux écoles de pensée n’a plus sa raison d’être. «Le développement des recherches universitaires depuis les années 60 a généré une hybridation des approches, voire un éclatement des lectures de l’histoire du Québec, contribuant à élargir ce champ d’études par la prise en compte d’éléments autres que politiques», souligne Martin Petitclerc (Ph.D. histoire, 04), professeur au Département d’histoire et directeur du Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS). Des historiens influencés par l’École de Montréal ont même intégré, dit-il, la façon de faire l’histoire de l’École de Québec pour décrire la diversité des trajectoires ayant forgé la société québécoise contemporaine: phénomènes d’industrialisation et d’urbanisation, développement du pluralisme des idées et des mouvements sociaux.

Des visions inconciliables ?

Est-il possible d’avoir un nouveau programme d’histoire du Québec dont la trame narrative intègrerait la question nationale et les événements politiques, sans les édulcorer, et les avancées économiques, sociales et culturelles, sans les minimiser? Félix Bouvier en est convaincu. «Le défi consiste à trouver un équilibre, dit-il. Dans une société, les dimensions politiques, économiques, sociales et culturelles s’interpénètrent. L’importance de chacune, cependant, varie selon les périodes historiques. En couvrant le  XIXe siècle, il est normal de s’attarder à des événements politiques majeurs comme l’Acte d’Union de 1840 et la Confédération de 1867. Par contre, quand on aborde le tournant du  XXe siècle, période liée à l’essor de l’industrialisation, on doit insister davantage sur les aspects économiques et sociaux. En outre, puisque l’histoire se situe aussi dans l’espace, il convient d’aborder les bases de la géographie physique de l’Amérique du Nord afin que les élèves comprennent mieux l’influence déterminante qu’elle a eue sur l’occupation du territoire.»

«Tous les historiens doivent tenir compte de la révolution que l’histoire sociale a provoquée dans notre façon de concevoir le passé. L’importance historique des batailles menées par les femmes pour l’égalité économique et sociale est maintenant reconnue, alors que ce n’était pas le cas il y a 30 ou 40 ans.»

Martin Petitclerc

Professeur au Département d’histoire et directeur du Centre d’histoire des régulations sociales

Selon Martin Petitclerc, un historien doit chercher à comprendre les interactions entre les différents facteurs qui ont façonné une société. «Tous les historiens doivent tenir compte de la révolution que l’histoire sociale a provoquée dans notre façon de concevoir le passé. L’importance historique des batailles menées par les femmes pour l’égalité économique et sociale est maintenant reconnue, alors que ce n’était pas le cas il y a 30 ou 40 ans. Il est impossible également de revenir à une histoire politique comme on la faisait auparavant, en la réduisant à l’histoire nationale. Quand on parle des luttes du mouvement ouvrier en faveur de la syndicalisation ou de celles des femmes pour le droit de vote, on fait à la fois de l’histoire sociale et de l’histoire politique puisque ces batailles comportaient des enjeux politiques. Cela dit, on doit aussi tenir compte du cadre national dans lequel s’inscrivent les phénomènes sociaux et politiques, car celui-ci permet de discerner les spécificités de l’expérience historique du Québec dans le monde.» 

«Je n’ai plus besoin d’expliquer aux jeunes adultes arrivant à l’université certaines réalités: la dépossession territoriale, les différences entre Algonquins et Iroquoiens, la mise en tutelle des nations autochtones, leurs modes de vie.»

 Alain Beaulieu

Professeur au Département d’histoire et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la question territoriale autochtone

Son collègue Alain Beaulieu souligne le tournant qui s’est opéré dans la manière de concevoir l’histoire, un phénomène observable dans le monde occidental en général. «L’histoire d’aujourd’hui est moins centrée sur de grands événements, de grands hommes ou un grand récit national. Elle tente de redonner leur place à différents groupes sociaux – femmes, travailleurs, minorités ethnoculturelles et sexuelles –, autrefois négligés, qui revendiquent leur place dans le discours historique.» Le chercheur se réjouit de la plus grande importance accordée aux autochtones dans les manuels d’histoire du primaire et du secondaire. «Je n’ai plus besoin d’expliquer aux jeunes adultes arrivant à l’université certaines réalités: la dépossession territoriale, les différences entre Algonquins et Iroquoiens, la mise en tutelle des nations autochtones, leurs modes de vie. Des efforts restent à faire, cependant, pour souligner leur présence continue dans l’histoire et l’importance de leur volonté d’affirmation politique depuis les années 60 et 70.»

Pour une histoire chronologique

Depuis 2006, le programme actuel Histoire et éducation à la citoyenneté a soulevé des critiques non seulement à cause de son contenu, mais aussi à cause de sa structure. La même histoire est en effet enseignée à deux reprises: une première fois en troisième secondaire selon une approche chronologique et une seconde fois en quatrième secondaire selon une approche thématique. Le projet pilote pour le nouveau cours d’histoire au secondaire privilégie plutôt une approche chronologique sur deux ans.  «La structure actuelle engendre de la redondance et de la confusion, entraînant un désintérêt chez les élèves, observe Claude Tousignant. Un consensus se dégage pour une approche chronologique. Les enseignants auraient ainsi le temps d’aborder et d’approfondir la période contemporaine, notamment celle de la Révolution tranquille, qui est plutôt escamotée dans le programme actuel.»

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Femmes fabriquant des détonateurs à Verdun pendant la Première Guerre mondiale. Source: Bibliothèque et Archives Canada

L’enseignant déplore aussi que l’histoire soit subordonnée à l’éducation à la citoyenneté. «Je ne conteste pas l’importance de donner une formation citoyenne adéquate aux élèves, mais cette tâche devrait plutôt faire partie de la mission générale de l’école, au lieu de relever de la seule responsabilité des enseignants d’histoire.»

Martin Petitclerc est d’accord. Le fait d’arrimer l’histoire à l’éducation à la citoyenneté repose sur une conception utilitariste de l’histoire, dit-il. «S’il est vrai que le passé éclaire le présent, il reste qu’on ne doit pas enseigner l’histoire uniquement dans le but de comprendre les enjeux d’aujourd’hui. L’enseignement de l’histoire devrait avoir pour objectif de fournir des repères aux élèves afin qu’ils acquièrent une conscience historique leur permettant de se situer et de se penser dans le temps long.» Le projet pilote propose de modifier la compétence liée à l’éducation à la citoyenneté, sans l’évacuer complètement.   

Comme ses collègues, le professeur appuie le projet d’ajouter un cours obligatoire au cégep sur l’histoire du Québec. «Ce pourrait être l’occasion de développer chez nos jeunes un regard critique sur les différents courants de pensée en historiographie. C’est d’autant plus important que les étudiants inscrits aux programmes de baccalauréat en histoire ne sont pas toujours conscients de la nature interprétative de cette discipline.»

NDLR: Les entrevues de ce reportage ont été menées avant l’annonce du projet pilote pour le nouveau cours d’histoire au secondaire et donc avant le déclenchement de la campagne électorale.

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 12, no 1, printemps 2014.