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Le casse-tête du transport

Avec l’étalement urbain qui se poursuit, les réseaux de transport saturés sont devenus un véritable problème pour les pouvoirs publics.

Par Pierre-Etienne Caza

10 avril 2014 à 8 h 04

Mis à jour le 12 novembre 2015 à 15 h 11

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Illustration: Benoît Tardif

«Nous n’en sommes qu’aux balbutiements des grands travaux routiers, note Florence Junca-Adenot, professeure associée au Département d’études urbaines et touristiques et ancienne p.-d.g. de l’Agence métropolitaine de transport, de 1996 à 2004. Nous serons bientôt aux prises simultanément avec des travaux sur le pont Champlain, l’échangeur Turcot, le pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine et l’autoroute métropolitaine. Ça va être l’enfer!»

La congestion routière dans les grands centres urbains de la province – Montréal, Québec, Gatineau – représente un véritable casse-tête pour les pouvoirs publics. Selon les estimations du ministère des Transports (MTQ), le temps moyen de déplacement dans la région de Montréal durant la période de pointe du matin est 83 % plus long qu’aux moments de la journée où le trafic s’écoule librement (46 % pour Québec et 35 % pour Gatineau). Les coûts économiques associés à la congestion dans la région montréalaise sont passés de 500 millions de dollars en 1993 à près de 2 milliards de dollars annuellement.

La congestion endémique n’est que le symptôme de notre dépendance à l’automobile, qui représente un véritable enjeu de santé publique sur les plans individuel – la voiture n’aide en rien à lutter contre l’obésité – et collectif –  le transport est à lui seul responsable de 43 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) au Québec et une des principales sources de smog.

«La solution au problème de la congestion ne passe surtout pas par l’élargissement des routes, car cela ne fait qu’augmenter le nombre de voitures. Il faut plutôt augmenter la place accordée aux transports collectifs et actifs.»

alexandre turgeon

Fondateur et président de l’organisme Vivre en ville

«La solution au problème de la congestion ne passe surtout pas par l’élargissement des routes, car cela ne fait qu’augmenter le nombre de voitures, met en garde Alexandre Turgeon (B.Sc., urbanisme, 93), fondateur et président de l’organisme Vivre en Ville. Il faut plutôt augmenter la place accordée aux transports collectifs et actifs.»

Les plans de développement pour les transports en commun ne manquent pas, mais l’argent si. Le dernier plan d’investissement quinquennal du gouvernement du Québec en matière d’immobilisations prévoyait l’allocation de 19,5 milliards de dollars au transport, souligne Florence Junca-Adenot. De ce montant, 85 % est alloué au réseau routier et seulement 15 % aux transports collectifs. «Il faut entretenir le réseau routier, mais, en termes de développement, il faut miser sur le transport en commun», estime la professeure, directrice de FORUM URBA 2015, un think tank sur l’avenir des villes, et porte-parole de l’Alliance TRANSIT pour le financement des transports collectifs au Québec.

Changer les comportements

Il faut aussi convaincre les automobilistes de délaisser leur voiture. Selon un sondage du MTQ réalisé en 2011-2012, 57 % de la population québécoise n’a jamais utilisé les transports en commun. «Ça veut dire que 43 % de la population les utilise ou l’a déjà fait», note avec philosophie Normand Parisien (B.Sc., économique, 87), directeur général de Transport 2000 Québec. L’organisme, voué à la défense des usagers du transport en commun et à la promotion de moyens de transport efficaces et durables, propose de mettre sur pied une Table nationale des changements de comportement en matière de transports collectifs, à l’image de la Table québécoise de la sécurité routière.

«Il faut modifier la perception erronée selon laquelle les routes sont gratuites et le transport collectif onéreux.»

david b. hanna

Professeur au Département d’études urbaines et touristiques

Auparavant, ajoute cependant Normand Parisien, il faut s’attaquer à deux irritants majeurs. «Améliorer les conditions d’attente pour qu’elles soient sinon agréables, au moins acceptables, et faire le ménage dans les politiques tarifaires.» Dans la région montréalaise, on ne compte pas moins de 16 organismes qui gèrent le transport en commun. Chacun organise ses services, établit ses horaires et adopte sa tarification. Résultat: on dénombre 535 titres tarifaires différents!

David B. Hanna, professeur au Département d’études urbaines et touristiques, va plus loin. «Distribuer ou afficher des horaires d’autobus, c’est un aveu d’échec, dit-il. Si on veut que les gens adoptent le transport en commun, il ne faut pas qu’ils aient à se soucier des horaires. On devrait se présenter à l’arrêt et voir l’autobus arriver en moins de dix minutes.»

Florence Junca-Adenot croit que la congestion finira par avoir raison de plusieurs automobilistes, qui changeront de travail pour se rapprocher de leur domicile, ou le contraire. «Les fameux irréductibles, dont on parle souvent pour expliquer l’inéluctabilité de la congestion routière, ne représentent que 35 % des automobilistes, dit-elle. Les autres sont ouverts à l’idée de changer de mode de transport si on leur offre un service alternatif.»

Un péage régional

Existe-t-il une solution pour inciter les plus récalcitrants à envisager un mode de transport alternatif? «Les péages!», affirment sans détour les experts. «C’est la seule méthode, éprouvée ailleurs dans le monde, pour modifier les comportements des automobilistes», dit David B. Hanna. Tous s’entendent sur un système de péages électroniques à l’échelle régionale, jugeant absurde l’idée d’implanter un péage sur un seul pont. «Il y a une grave absence de volonté politique dans ce dossier et c’est désolant, déplore Normand Parisien. Tout le monde sait que c’est la solution idéale pour réduire la congestion et améliorer la qualité des déplacements, mais personne ne veut agir.»

Convaincre les électeurs de la nécessité de réintroduire les péages – abandonnés dans les années 1990 – ne sera pas chose facile. «Il faut modifier la perception erronée selon laquelle les routes sont gratuites et le transport collectif onéreux, estime David B. Hanna. Les automobilistes se plaignent de subventionner les utilisateurs des transports collectifs à même les taxes sur l’essence et les droits d’immatriculation, ce qui est vrai, mais ils oublient que chaque utilisateur du transport collectif paie dans ses impôts des charges énormes pour maintenir le système routier. Cela nous coûte une fortune!»

Une question d’aménagement

On ne peut pas régler la question de la congestion routière uniquement en s’attaquant au problème du transport, rappellent les experts. Des choix intelligents en matière d’aménagement s’imposent. Dans un monde idéal, les gens devraient habiter autour des pôles de transport collectif pour diminuer la longueur de leurs déplacements et réduire leur dépendance à l’automobile. «Dans une perspective de mobilité durable, si les gens utilisent les transports en commun pour aller à leur travail, mais leur voiture pour tous leurs autres déplacements, nous ne sommes pas plus avancés», note Alexandre Turgeon. Vivre en Ville prône à cet effet l’adoption d’une Politique nationale d’aménagement du territoire, qui obligerait les municipalités, par des lois et des règlements, à revoir leurs stratégies d’urbanisation.

«Les fameux irréductibles, dont on parle souvent pour expliquer l’inéluctabilité de la congestion routière, ne représentent que 35 % des automobilistes, dit-elle. Les autres sont ouverts à l’idée de changer de mode de transport si on leur offre un service alternatif.»

florence junca-adenot

Professeure associée au Département d’études urbaines et touristiques

Dans son Plan métropolitain d’aménagement et de développement adopté en 2012, la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM), qui regroupe 82 maires, mise sur le concept de transit-oriented development (TOD). Selon ce concept, on doit développer les quartiers autour d’un axe principal de transport en commun et de services de proximité, comme l’ont fait avec succès les villes américaines de Portland, en Oregon, et d’Alexandrie, en Virginie.

Au Québec, les villes de banlieue qui ont tenté d’appliquer le concept des TOD ont lamentablement échoué, note David B. Hanna, car toutes ont misé sur des stationnements incitatifs jouxtés à une gare de train de banlieue ou un terminus d’autobus. «Dans un TOD, la zone autour de la gare est la plus précieuse, explique le professeur. On doit y retrouver un maximum de services de proximité, pas de l’asphalte et des voitures! Il faut des commerces, des bâtiments d’habitation en hauteur, des espaces verts et de la place pour que les piétons puissent circuler.»

Une meilleure concertation

Pour l’instant, le manque flagrant de vision, de planification à long terme et de collaboration entre les intervenants impliqués dans les dossiers touchant le transport et l’aménagement en décourage plusieurs. Voilà pourquoi la nouvelle Stratégie nationale de mobilité durable, annoncée en février dernier par le MTQ, a tout pour plaire… en théorie. On y intègre la planification du transport aux décisions prises en matière d’aménagement du territoire, on y exprime la volonté d’accroître de 30 % l’offre de transport collectif d’ici 2020 et on s’engage à réviser la gouvernance du transport collectif dans les agglomérations de Montréal et de Québec-Lévis. On y annonce même le transfert de près de 960 millions de dollars des budgets de réfection du réseau routier aux budgets de réfection des infrastructures de transport en commun, ainsi qu’une bonification du financement du transport actif.

«Une telle stratégie [de mobilité durable] ne devrait pas être la prérogative d’un seul ministère. Il faut une plus grande mobilisation de l’ensemble des élus de l’Assemblée nationale. C’est un choix de société qu’il faut faire.»

normand parisien

Directeur général de Transport 2000 Québec

Mais comment financera-t-on cette hausse de services? En mettant sur pied un chantier sur le financement des transports collectifs… «Un autre chantier? Est-ce sérieux?», s’interroge David B. Hanna. «Il y a une volonté manifeste de s’attaquer aux problèmes de transport, mais on jugera le gouvernement sur ses décisions budgétaires et non sur ses intentions», affirme Florence Junca-Adenot.

«Cette nouvelle stratégie nationale semble vouloir remettre l’usager au cœur du processus et miser sur une meilleure intégration des réseaux de transport, ce que nous accueillons avec satisfaction, souligne Normand Parisien. Mais une telle stratégie ne devrait pas être la prérogative d’un seul ministère. Il faut une plus grande mobilisation de l’ensemble des élus de l’Assemblée nationale. C’est un choix de société qu’il faut faire.»

Des avenues prometteuses

En matière de mobilité durable, certaines initiatives sont prometteuses, notamment l’augmentation constante du nombre d’abonnés à des services d’autopartage comme Communauto, ou encore la création des centres de gestion des déplacements, des organismes à but non lucratif qui conseillent les entreprises pour modifier les habitudes de déplacement de leurs employés ou de leurs clientèles, en misant notamment sur le covoiturage.

On compte aussi sur le transport actif, c’est-à-dire la marche ou le vélo. «Il est urgent de développer le réseau des pistes cyclables à Montréal, car le BIXI est à mon avis l’avancée la plus intéressante en matière de transport au cours de la dernière décennie au Québec», affirme Alexandre Turgeon.

L’électrification des transports est également un projet emballant pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais l’auto électrique, bien que «vertueuse», ne règlera pas les problèmes de congestion. Le tramway et le trolleybus, électriques eux aussi, pourraient toutefois contribuer à améliorer la situation. «Un tramway a une capacité quatre fois supérieure à un autobus en nombre de passagers, explique Alexandre Turgeon. À Québec, le réseau de bus est saturé depuis dix ans. Les métrobus – ces autobus articulés qui circulent sur des voies réservées – ne peuvent pas transporter plus de 57 000 passagers par jour. Avec un tramway sur les mêmes axes, on atteindrait facilement 80 000 passagers par jour, voire 200 000 passagers si le système connaissait du succès.»

Le train de banlieue, qui pourrait aussi être électrifié, laisse en revanche les experts – qui l’ont défendu jadis – dubitatifs. «On le perçoit désormais comme un élément facilitateur de l’étalement urbain, car il permet à des milliers de gens de jouer à saute-mouton par-dessus le trafic et d’aller s’installer encore plus loin en banlieue, renforçant ainsi leur dépendance à l’automobile», explique David B. Hanna.

NDLR: Les entrevues de ce reportage ont été menées avant le déclenchement de la campagne électorale.

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 12, no 1, printemps 2014.