
Depuis quelques années, les apiculteurs font face à un phénomène étrange et jusqu’ici inconnu: le syndrome de l’effondrement des colonies. Des ruches peuplées de milliers d’abeilles se vident tout d’un coup. Ce phénomène que l’on observe aussi bien en Amérique du Nord qu’en Europe ou en Asie est d’autant plus inquiétant que les abeilles jouent un rôle crucial dans la chaîne du vivant. Elles sont en effet responsables de la pollinisation de très nombreuses espèces végétales, dont une centaine de plantes essentielles à notre alimentation.
«On considère maintenant comme normal un taux de mortalité de 30 à 50 % par année», laisse tomber Madeleine Chagnon (M.Sc. biologie, 89; Ph.D. sciences de l’environnement, 99). Professeure associée au Département des sciences biologiques, Madeleine Chagnon s’intéresse aux abeilles depuis le début de sa carrière scientifique. Étudiante à la maîtrise à l’UQAM, elle avait consacré son mémoire de maîtrise à la pollinisation du fraisier. «Les problèmes des abeilles ne datent pas d’hier», rappelle-t-elle. Dans les années 80, à une époque où l’épandage de pesticides par avion était encore répandu au Québec, la biologiste avait été mandatée pour enquêter sur les causes de mortalité massive des abeilles. On avait alors commencé à promouvoir des mesures visant à éloigner les précieuses bestioles des pesticides, en recommandant aux agriculteurs de ne pas arroser les cultures en fleur, par exemple.
Au milieu des années 2000, nouvelle catastrophe: un petit parasite portant le nom de varroa s’est introduit dans nos campagnes et a détruit la moitié des ruches sur son passage, comme partout au monde! «Quand une ruche est infestée par le varroa, les abeilles tombent mortes, précise Madeleine Chagnon, et on peut détecter la présence du parasite dans la ruche. Le nouveau syndrome d’effondrement des colonies cause plutôt la disparition des abeilles. Elles quittent la ruche et ne reviennent jamais. Au Canada, ce syndrome, le CCD (Colony Collapse Disorder) n’est pas officiellement reconnu. On parle plutôt d’une mortalité insidieuse, lente et constante à laquelle les colonies doivent maintenant faire face.»
Les néonicotinoïdes
Au cours des dernières années, la biologiste a fait partie des nombreux scientifiques à travers le monde qui ont mené des recherches pour découvrir la cause de ce curieux fléau. Dans leur mire se trouve une nouvelle classe de pesticides: les néonicotinoïdes. Ces pesticides dont on enrobe les semences affectent la mémoire, l’olfaction, le contrôle de la température et même le système de communication extrêmement sophistiqué de ces insectes sociaux.
«On considère maintenant comme normal un taux de mortalité de 30 à 50 % par année.»
madeleine chagnon
Professeure associée au Département des sciences biologiques
«Dans le premier projet de recherche que j’ai mené sur les néonicotinoïdes, avec ma collègue Monique Boily [également professeure associée au Département de sciences biologiques], nous cherchions à déceler l’impact des pesticides lors du butinage du pollen, explique Madeleine Chagnon. Ces pesticides systémiques se retrouvent en effet dans toutes les parties de plante une fois que celle-ci a poussé.» En collaboration avec des collègues de l’Université Laval (où elle est également professeure associée), la biologiste a ensuite travaillé sur un autre projet visant à démontrer que les poussières de semences qui se déposent sur la végétation au printemps, lors de la période des semis, affectent également les abeilles. «En butinant les pissenlits couverts de ces poussières qui poussent sur les bords du chemin, les abeilles reçoivent de très grandes doses de pesticides, observe la chercheuse. On a aussi mesuré dans de petites flaques d’eau fréquentées par les insectes des doses de néonicotinoïdes plusieurs fois létales pour une abeille.»
L’effet sur les abeilles est donc double, ont démontré les scientifiques. D’une part, les abeilles sont exposées directement à des doses mortelles de poussières qui se déposent un peu partout dans leur environnement lors des semis. D’autre part, en récoltant le pollen de plantes dont les semences étaient enrobées, les butineuses absorbent de petites doses qui ne les tuent pas sur le coup, mais qui peuvent avoir des effets importants sur leur système nerveux – des effets qui, à terme, peuvent entraîner la mort si, par exemple, l’abeille n’arrive plus à retrouver la ruche. «Ces effets ne seront pas nécessairement détectés lors des tests d’homologation en laboratoire, qui se contentent de déterminer à partir de quelle dose on observe un effet létal sur l’insecte», souligne Madeleine Chagnon.
Un moratoire européen
Depuis les premières études de terrain que Madeleine Chagnon a menées, en 2008-2009, les recherches démontrant la nocivité des néonicotinoïdes se sont multipliées. «Les néonicotinoïdes sont aujourd’hui les pesticides les plus utilisés sur la planète, affirme la biologiste. On les retrouve dans presque 100 % des semences de maïs et dans 70 % à 80 % du soya et du canola.» En avril dernier, l’Union européenne a émis un moratoire sur l’usage de trois de ces produits pendant deux ans. Au Canada, les apiculteurs du Québec et de l’Ontario ont déposé des demandes officielles pour leur bannissement.
«En ce moment, le gouvernement propose des mesures d’atténuation pour que les poussières de pesticides soient moins dispersées, dit la scientifique. Mais la quantité utilisée demeure la même! Or, ces produits demeurent dans le sol pendant plusieurs mois, voire des années. En plus, ils sont facilement lessivés dans les cours d’eau, ce qui fait qu’ils vont se répandre de toute façon.»
«En fouillant le sol pour des graines, les oiseaux vont avaler des doses [de néonicotinoïdes] qui sont non létales, mais qui peuvent causer des problèmes neurologiques. On commence même à parler d’effets chez les mammifères et chez les humains.»
Les abeilles domestiques ne sont pas les seules créatures à souffrir des effets délétères des néonicotinoïdes. Les pollinisateurs naturels et les insectes utiles – abeilles sauvages, bourdons, coléoptères, mouches, papillons – y sont aussi exposés. «Il est plus difficile d’évaluer les dommages sur des populations qu’on connaît moins, mais les scientifiques observent un déclin des pollinisateurs indigènes au niveau mondial», note Madeleine Chagnon.
En plus des pollinisateurs, d’autres invertébrés terrestres et aquatiques sont affectés. De même que les oiseaux. «En fouillant le sol pour des graines, les oiseaux vont avaler des doses qui sont non létales, mais qui peuvent causer des problèmes neurologiques, dit la biologiste. On commence même à parler d’effets chez les mammifères et chez les humains.»
Neurotoxicité développementale
Une fois qu’une larve d’abeille a été exposée aux néonicotinoïdes, des dommages neurologiques peuvent se manifester chez l’individu adulte même si l’intoxication a cessé. En se basant sur une étude japonaise démontrant des effets semblables sur le fœtus du rat, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a sonné l’alarme en décembre dernier. Craignant l’incidence possible de deux insecticides néonicotinoïdes – l’acétamipride et l’imidaclopride – sur le développement du système nerveux humain, l’EFSA recommande que les niveaux d’exposition acceptable à ces produits soient abaissés en attendant des données plus fiables sur leur neurotoxicité développementale.
Pour Madeleine Chagnon, qui fait partie d’un groupe international d’experts visant à documenter les effets néfastes de ces pesticides, il est clair qu’il y a lieu de s’inquiéter. «Comme ces produits peuvent affecter le cerveau en développement, certains les soupçonnent même d’être en partie responsables de l’augmentation des problèmes de comportement, de l’autisme et des troubles d’apprentissage», dit-elle.
Dans cette histoire, l’abeille aura-t-elle fait figure d’espèce sentinelle pour nous alerter des dangers qui menacent notre environnement, y compris nous-mêmes? «L’abeille est tombée en premier, mais on s’aperçoit aujourd’hui qu’elle est un bioindicateur d’un problème environnemental beaucoup plus large, souligne la chercheuse. Un apiculteur qui perd la moitié de ses abeilles une année peut toujours racheter quelques reines et remonter ses ruches l’année suivante. On ne peut en dire autant des dommages causés aux autres espèces.»
«Comme ces [pesticides] peuvent affecter le cerveau en développement, certains les soupçonnent même d’être en partie responsables de l’augmentation des problèmes de comportement, de l’autisme et des troubles d’apprentissage.»
La biologiste déplore l’usage préventif à large échelle des néonicotinoïdes. «Dans bien des cas, il a été démontré qu’on pourrait très bien se passer de ces produits et se contenter d’intervenir localement quand surgit un problème d’infestation», affirme-t-elle. Réussira-t-on à convaincre les autorités de bannir ces insecticides qui empoisonnent le milieu naturel? En riposte aux nombreuses demandes d’interdiction de leurs produits, les compagnies qui les fabriquent mènent un lobby intensif, affirmant que ce ne sont pas les pesticides qui tuent les abeilles, mais les maladies, les virus, la disparition de leur habitat et de leur nourriture. «Ces facteurs jouent un rôle dans la mauvaise santé des abeilles, confirme Madeleine Chagnon. Mais il faut savoir que leur effet est accru par l’exposition aux pesticides. Quand toutes les ressources du système immunitaire sont monopolisées pour désintoxiquer l’organisme, elles sont moins disponibles pour lutter contre les différents pathogènes auxquels il est exposé.»
Améliorer l’habitat des abeilles
Depuis quelques années, la chercheuse s’est tournée vers des projets de recherche visant à améliorer l’habitat et l’alimentation des abeilles, menacés par les monocultures et la disparition des milieux naturels. Elle mène ainsi, dans la région de Lanaudière, une étude sur les plantes mellifères. Le projet consiste à identifier des plantes – comme le cosmos sulfureux, la mélisse de Turquie, la phacélie ou l’agastache – qui constituent une ressource alimentaire de qualité pour les abeilles tout en ayant une valeur économique pour les humains qui les cultivent, soit en raison de leurs propriétés culinaires, aromatiques, médicinales ou comme engrais vert.
Un autre de ses projets a pour but d’étudier les éléments du paysage favorables aux pollinisateurs dans la culture de la canneberge. «Dans une perspective d’agrobiodiversité, par exemple, on pourra favoriser la conservation d’un boisé aux abords d’une cannebergière», explique Madeleine Chagnon, soulignant que les aménagements bénéfiques pour les abeilles domestiques profitent aussi aux autres insectes pollinisateurs. «Après avoir compté des abeilles mortes pendant des années, cela fait du bien de travailler sur des projets qui visent à les gâter un peu», dit la biologiste en souriant.
Des abeilles à l’UQAM
Depuis 2011, l’UQAM abrite des ruches où bourdonnent des milliers de locataires. Ce projet de rucher urbain, coordonné par le Collectif de recherche en aménagement paysager et agriculture urbaine durable (CRAPAUD) en partenariat avec l’Institut des sciences de l’environnement, permet à l’Université de participer à un réseau mondial de sauvegarde et de protection des abeilles établi grâce au programme Abeille, sentinelle de l’environnement.
Les abeilles sont hébergées dans deux sites: un site principal au Pavillon de design et un autre au Complexe des sciences. Leur présence contribue à la pollinisation des potagers cultivés sur le campus dans le cadre du projet d’agriculture urbaine du CRAPAUD ainsi que des jardins avoisinants.
En plus de favoriser la biodiversité et de participer à la sensibilisation de la communauté sur l’importance du rôle joué par les abeilles dans l’environnement (des visites sont régulièrement organisées), le rucher sert aussi d’outil pour la recherche. Des analyses de pollen sont menées et un projet vise notamment à dresser une cartographie des différentes zones de pollinisation de la ville et des plantes butinées par les abeilles. Un jardin de plantes mellifères sera aussi installé à l’UQAM l’été prochain.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les abeilles survivent mieux en ville (où les pesticides sont moins présents) qu’à la campagne et produisent davantage. Le miel produit sur le campus, en vente à la boutique UQAM, est d’ailleurs délicieux. L’an dernier, les membres du CRAPAUD en ont récolté plus de 50 kilos: une petite saison comparée à l’année précédente, qui avait permis d’engranger 120 kilos de miel!
Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 12, no 1, printemps 2014.