Série Tête-à-tête
Rencontre avec des diplômés inspirants, des leaders dans leur domaine, des innovateurs, des passionnés qui veulent rendre le monde meilleur.
«En prenant de l’âge, on vit moins d’urgence, même si on sent en soi l’enfance toujours aussi vive et la tourmente de l’adolescence.» Ainsi s’exprimait Larry Tremblay (M.A. art dramatique, 83) dans un récent article du quotidien Le Soleil, au sujet de sa pièce L’enfant-matière. L’auteur dramatique maintes fois primé, qui compte parmi les écrivains québécois les plus traduits dans le monde – ses pièces sont jouées à Paris, Turin, Londres, Mexico, Bucarest – n’aurait su mieux dire.
Il est né à Chicoutimi, d’une famille modeste. Pas de bibliothèque dans la maison familiale : Larry Tremblay a lu, très jeune, les classiques français grâce à une collection de livres reçus par la poste, à laquelle il avait longuement supplié sa mère de l’abonner. Aussi atypique que cela puisse paraître, c’est son rapport à la nature et à la forêt qui l’a éveillé aux mots et à l’imaginaire. Leader d’un petit groupe d’amis à qui il aimait raconter des histoires, il a développé son goût pour la fiction en compagnie de ces jeunes disciples, dans un boisé près de chez lui.
«À Chicoutimi, raconte-t-il, même si j’habitais relativement près du centre-ville, j’avais accès à une petite forêt que j’aimais beaucoup. Quand j’y entrais, la verdure ondoyait et mon imagination faisait le reste.» Cette forêt de tous les possibles, Larry Tremblay l’a mise en scène dans The Dragonfly of Chicoutimi. Cette pièce désormais culte peut tout à la fois être interprétée comme le soliloque d’un homme sexuellement troublé ou comme l’expression d’un malaise collectif devant la lutte des langues française et anglaise sur le territoire québécois. Gaston Talbot, se réveillant d’un long rêve agité, ne sait plus s’exprimer dans sa langue maternelle et dira dans son drôle d’anglais calqué sur le français : «When I was young, I used to play in the forest near my home.» Prononcée par Jean-Louis Millette en 1995 ou par les cinq jeunes comédiens engagés par le metteur en scène Claude Poissant (B.Sp. art dramatique, 76) en 2010, ces mots auront marqué l’imaginaire théâtral québécois.
Matière fertile à la psychanalyse comme à la sociologie, la pièce, où se mêlent souvenirs d’enfance, obsession pour la figure du cheval et rapport trouble à la mère, aura bien sûr éveillé davantage de lectures politiques à sa création, en 1996. Vu le contexte du second référendum perdu, la chose se comprend aisément. Larry Tremblay n’a d’ailleurs jamais caché son nationalisme, bien qu’il dise s’en sentir aujourd’hui plus détaché. Toute son œuvre ausculte, par l’intermédiaire de personnages au moi fragmenté, une identité nationale complexe et mal assumée.
Le corps en morceaux
Les personnages de Larry Tremblay, la plupart du temps, se désintègrent, voient leurs corps se démembrer progressivement ou évoluent dans des situations vertigineuses, des structures à tiroirs ou d’infinis casse-têtes. Bref, on les rencontre généralement dans une posture déséquilibrée. L’identité déroutée, qui s’exprime dans un corps graduellement morcelé ou transfiguré, est le territoire de prédilection de l’auteur, notamment dans ses pièces Le problème avec moi et Le déclic du destin. La présence du double ou d’une humanité à l’identité multiple traverse également son œuvre, trouvant son paroxysme dans certaines de ses pièces construites par mises en abîme consécutives, comme Le Ventriloque ou Abraham Lincoln va au théâtre.
«Enfant, dit-il, j’ai eu un grave accident, ce qui a modifié mon corps, mais surtout la perception que j’en ai. Il y a en moi une fracture qui ne s’est jamais refermée. Cette perception du corps comme matière brisée m’a toujours mené à considérer l’humanité comme faisant partie d’un univers plus grand que soi, comme appartenant à un infini insondable. Si le thème de l’écartèlement identitaire m’habite, celui de la place de l’homme dans un univers qui le dépasse m’interpelle encore plus. Placer des personnages dans des structures complexes, selon la mécanique des poupées russes, me permet d’explorer l’idée qu’il existe plusieurs niveaux de réalité.»
«Qu’est-ce que le réel, en fait?», demande-t-il, songeur. Larry Tremblay, tel un scientifique qui explorerait la théorie de la physique quantique, se plaît à remettre en question la réalité telle que nous la percevons, à se demander ce qui peut exister en dehors du monde tangible que nous connaissons.
Ainsi, dans Le Ventriloque, qui met en scène un rituel d’échange thérapeutique entre la jeune Gaby et le docteur Limestone (personnage fantaisiste que l’on devine tout droit sorti de l’imaginaire de la jeune fille), les identités se confondent dans un jeu ininterrompu de mises en abîme. L’imaginaire de l’enfant prend le dessus sur la réalité, l’emporte comme dans une spirale incontrôlable jusqu’à ce que les frontières entre le vrai et le faux disparaissent complètement. Le langage, comme souvent chez Larry Tremblay, est retourné dans tous les sens et les mots de l’un et de l’autre deviennent soudainement interchangeables. Tous les possibles, en somme, se rencontrent au sein d’une même structure dramatique et effleurent tous les personnages, qui finissent aussi par dévoiler un pan de leurs pulsions profondes, par reconnecter avec une sexualité tribale qui ne demandait qu’à surgir de leur inconscient. Voilà une autre récurrence de cette œuvre dans laquelle l’humain civilisé est mis à mal, terrassé par ses pulsions les plus inavouables et ses traumatismes d’enfance.
Un humour caustique
Dans Abraham Lincoln va au théâtre, le même jeu d’imbrications de récits parallèles est mis en œuvre. Deux comédiens ratés sont invités à jouer un duo qui évoque Laurel et Hardy dans une pièce dont ils ignorent la teneur. Dirigés par un metteur en scène tyrannique qui prendra graduellement les traits d’une statue de cire d’Abraham Lincoln, ils seront plongés dans d’incessants jeux de rôles et de multiples dépersonnalisations, dans une pièce qui en cache une autre, qui en cache une autre, et ainsi de suite. Critique acerbe de la politique américaine autant qu’exploration d’une identité en crise, la pièce est d’une construction vertigineuse et jouissive. Surtout, elle est traversée d’un humour absolument caustique – autre caractéristique fondamentale de l’œuvre du maître, même si elle rarement discutée.
«Je suis heureux que vous mentionniez l’humour, dit-il, parce que je considère le rire absolument essentiel dans mon travail. L’ironie est une force agissante, elle permet de prendre de la distance et de laisser doucement la place à la réflexion. Elle est souvent, dans mon travail, la première étape vers une réflexion sur la structuration de la pensée humaine; elle permet de se détacher des situations pour les observer d’un nouveau regard.»
Le kathakali : quand le corps transforme l’esprit
Faire s’entrecroiser humour, structures dramatiques complexes, explorations linguistiques, psychologie, sociologie et jeu physique est également, pour Larry Tremblay, une question d’harmonie. Celui qui a passé plusieurs années en Inde, pendant la vingtaine, pour pratiquer le kathakali (une forme traditionnelle de théâtre dansé), est particulièrement soucieux de l’équilibre entre le corps et l’esprit, entre la pensée rigoureuse et la rêverie éveillée, entre le plaisir et la discipline.
«Ces années ont assurément été les plus belles de ma vie, dit-il, au sens où je vivais une harmonie parfaite entre le corps et l’esprit. Le souvenir que j’en ai gardé, mêlé de nostalgie, est une richesse émotionnelle et spirituelle qui me garde centré. Pour mener une carrière au théâtre, il faut être fait solide, affronter la compétition et l’adversité.»
Cette discipline de fer, acquise auprès de gourous indiens, est bien sûr au cœur de son travail de pédagogue. Non seulement Larry Tremblay a-t-il longtemps enseigné aux étudiants en théâtre de l’UQAM (récemment retraité, il conserve un statut de professeur associé à l’École supérieure de théâtre), mais il est aussi régulièrement invité à partager son savoir-faire avec de jeunes auteurs et de jeunes comédiens, partout dans le monde.
Auteur multigenres, Larry Tremblay a aussi écrit un essai, des poèmes, des romans, dont Le mangeur de bicyclettes, publié en 2002 chez Leméac, et plus récemment Le Christ obèse, aux éditions Alto, ainsi qu’un recueil de récits (Piercing, chez Gallimard, en 2006). Récipiendaire, entre autres, du prix Victor-Martyn-Lynch-Staunton, qui lui a été attribué par le Conseil des arts du Canada en 2006 pour l’ensemble de son œuvre théâtrale, il vient de recevoir le Prix de la dramaturgie française de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, basée à Paris, pour sa pièce Cantate de guerre. Cette pièce, également lauréate du prix Michel-Tremblay remis par le Centre des auteurs dramatiques du Québec, a été mise en scène en 2011 par Martine Beaulne, professeure à l’École supérieure de théâtre.
L’obsession de la pureté
Tout comme L’enfant-matière, une autre pièce récente de l’auteur, Cantate de guerre explore l’idée d’une perversion de l’enfant par l’adulte, qui tente de modeler le corps et la personnalité de l’enfant selon des critères conformistes, tout en le plongeant dans un monde d’une grande violence. Cantate de guerre raconte la manière dont un père apprend la guerre à son fils et cherche à faire de lui un impitoyable enfant-soldat. L’enfant-matière met en scène un père cherchant à modifier son enfant par des moyens technologiques et à l’isoler des influences du monde extérieur, proposant une réflexion sur la sélection prénatale, notamment, et sur la résurgence d’une forme d’eugénisme par un ensemble de pratiques médicales visant l’atteinte de l’enfant parfait.
«C’est en quelque sorte, dit-il, une nouvelle étape dans mon travail, même si j’avais déjà exploré l’idée de l’obsession de la pureté dans d’autres textes, notamment La hache. Le conformisme dans lequel nos sociétés industrialisées et capitalistes nous submergent m’inquiète profondément et, surtout, je trouve que tout cela est d’une extrême violence. Mes textes montrent des pères cherchant à modeler leur enfant de manière très brutale, très crue, mais je pense que cette cruauté n’est que le reflet de la violence réelle de nos sociétés capitalistes.»
Il y a évidemment une pensée politique dans cette exploration du thème de la «pureté» : Larry Tremblay accompagne souvent sa dénonciation du conformisme de propos virulents sur le génocide rwandais. Inquiet d’une humanité qui peut se montrer prête à tout pour enrayer la différence et asseoir la supériorité d’une race sur une autre, il est un humaniste qui jette sur le monde un regard plein de lucidité. On en a bien besoin.