Série Tête-à-tête
Rencontre avec des diplômés inspirants, des leaders dans leur domaine, des innovateurs, des passionnés qui veulent rendre le monde meilleur.
«Quand on termine un projet, on constate à tout coup l’écart entre le film rêvé et le film réalisé», confie Denis Villeneuve. Attablé dans un café du Mile End, le réalisateur d’Incendies a encore la tête à Amman, en Jordanie. «J’avais écrit une scène que j’adorais, raconte-t-il, mais elle demandait huit heures de tournage sur le bord de la mer Morte. Il nous était impossible de tourner à cet endroit, alors nous avons dû le faire ailleurs et la production m’a alloué 45 minutes. J’ai tourné la scène, mais c’était tellement mauvais qu’on l’a mise directement à la poubelle!»
Cela ne semble pas avoir affecté le montage du film, qui a remporté l’immense succès que l’on sait au box-office, en plus de récolter plusieurs prix internationaux et de décrocher une nomination pour le meilleur film en langue étrangère aux Oscars en 2011. «Disons que ce fameux écart rétrécit à mesure que je prends de l’expérience, concède Denis Villeneuve (B.A. communication, 92), sourire en coin. À ce titre, Incendies est mon film le plus achevé.»
C’est aussi le projet qui l’a ramené au cinéma. Le réalisateur avait en effet disparu des écrans radars pendant huit longues années. Une véritable traversée du désert. Ses deux premiers films, Un 32 août sur Terre (1998) et Maelström (2000), avaient pourtant été bien accueillis par la critique. Ils avaient même fait le tour des festivals internationaux et raflé plusieurs prix. «J’ai revu Maelström l’an dernier en République tchèque et je me suis dit : Ayoye! C’est vraiment un film expérimental pour grand public!», dit en riant Denis Villeneuve, qui n’est pas tendre envers ses deux premiers longs métrages. «Ils sont nés d’une urgence de faire de la fiction, ils possèdent une belle candeur et des qualités cinématographiques indéniables, mais ils sont surtout très mal écrits.»
Lauréat d’un prix Reconnaissance de l’UQAM en 2001, le cinéaste a choisi de faire une pause après Maelström et de prendre du recul. «Faire du cinéma pour faire du cinéma ne m’intéressait plus, dit-il. J’ai voulu changer ma façon d’écrire et enraciner mes histoires dans la réalité. Sans cette pause, je ne serais sans doute plus dans le milieu aujourd’hui.» Aux gens qui lui demandaient alors s’il avait hâte de refaire un autre film, il répondait simplement : «Non. J’ai hâte de faire un bon film.»
Un retour en force
Le désir de faire du cinéma est revenu en 2003, alors qu’il assistait à une représentation de la pièce Incendies, de Wajdi Mouawad, au théâtre de Quat’Sous. «J’ai tout de suite su que j’allais en faire un film, car la colère contenue dans ce récit familial me touchait profondément», explique-t-il.
Au même moment, on l’approche pour réaliser Polytechnique. Il écrira les deux films en parallèle pendant plusieurs années, mais c’est un tout autre projet qui le ramènera sous les feux de la rampe. En 2008, la mécène Phoebe Greenberg, propriétaire d’un édifice du Vieux-Montréal dont l’intérieur doit être entièrement démoli, le contacte. Elle souhaite conserver une trace filmée de l’immeuble. «Je l’ai rencontrée pour la convaincre qu’il s’agissait d’une très mauvaise idée qui allait lui coûter très cher!», raconte le cinéaste en riant.
C’est plutôt elle qui l’a convaincu, en lui offrant carte blanche. «Elle avait imaginé un banquet représentant la fin du monde, une esthétique de théâtre grotesque – elle avait adoré le fameux poisson narrateur de Maelström – et nous avons développé le scénario à partir de cette idée», précise le réalisateur. Il ne se doutait pas une seconde que Next Floor, ce petit bijou de 11 minutes 51 secondes, regorgeant d’effets spéciaux, allait le propulser de nouveau au-devant de la scène. «J’ai réalisé ce film en pensant réellement qu’il allait être vu par une seule personne», laisse-t-il tomber. Next Floor a été projeté dans plus de 120 festivals et a remporté au passage une soixantaine de prix, dont celui du meilleur court métrage lors de la Semaine internationale de la critique de Cannes. «Un projet comme celui-là est un cadeau de la vie», résume-t-il.
L’ampleur du ciel
Denis Villeneuve est né face au fleuve, à Gentilly, un village situé sur la rive sud de Trois-Rivières. Le ciel bleu éclatant du désert de sel d’Un 32 août sur Terre ou la blancheur hivernale du ciel de Polytechnique évoquent le rapport à l’horizon qu’il a connu enfant. «L’ampleur du ciel a quelque chose de dramatique qui vous marque», explique le cinéaste.
Son drame à lui est d’avoir grandi dans un coin du Québec et à une époque où l’identité masculine était forgée sur deux choses : le scoutisme et le hockey. «Or, j’étais l’antisportif de la gang, raconte-t-il. J’étais toujours dans ma bulle à me raconter des histoires. Ce sont les mots qui m’ont mené au cinéma.»
Les premiers films américains qu’il voit sur grand écran, dont Rencontre du troisième type, de Spielberg, déclenchent en lui une soif d’apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur la technique cinématographique et la réalisation. Dans un milieu conservateur comme celui de la famille Villeneuve, ses lubies ne trouvent toutefois pas d’échos favorables. Il crée donc une véritable commotion lorsqu’il annonce qu’il s’inscrit à l’UQAM en communication après des études collégiales en sciences pures!
Il débarque dans la grande ville à 18 ans. «Mon arrivée à Montréal représente le moment charnière où j’ai commencé à être heureux dans la vie, confie-t-il. Je ne me sentais plus étranger, ni seul avec ma passion. J’ai rencontré à l’UQAM des maîtres qui m’ont beaucoup apporté, artistiquement et politiquement. Ce fut le cas de Paul Tana, qui m’a énormément encouragé, mais aussi de Catherine Saouter, Philippe Sohet, Pierre Bourgault, Jean-Pierre Boyer, Jean-Pierre Masse et Gilles Zénon Maheu.»
Après son bac, le jeune Villeneuve est sélectionné pour participer à la course Europe-Asie Radio-Canada. «Cela m’a donné un bagage culturel, note-t-il, mais aussi un regard, j’y ai développé mon instinct cinématographique, mon style.» À son retour de la course, il obtient le contrat de réalisation d’un premier court métrage documentaire pour l’Office national du film (ONF), intitulé Rew-FFWD. Son travail est tellement apprécié qu’on lui offre un poste dans la boîte, mais il refuse. «Je voulais absolument faire de la fiction et c’était impossible à l’ONF», explique-t-il.
Il tâte ensuite du vidéoclip, un univers alors en pleine effervescence. «C’était le lieu parfait pour expérimenter, sauf que j’ai toujours cru qu’imposer des images sur des chansons était un non-sens», souligne le réalisateur, qui a travaillé avec Kevin Parent, Richard Séguin et le Cirque du Soleil.
En gravitant dans ce milieu, il rencontre des gens qui deviendront de proches collaborateurs, dont André Turpin, directeur photo sur Un 32 août sur Terre, Maelström et Incendies. Turpin et Villeneuve font partie de l’aventure Cosmos, en 1996, un film à six têtes qui s’est frayé un chemin jusqu’à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Le producteur du film, Roger Frappier, produisait à l’époque les films de Denys Arcand et de Jean-Claude Lauzon. «Il nous a offert de produire nos premiers films solo si la fiction nous intéressait. C’était comme si Dieu me demandait de faire un long métrage!», s’exclame Denis Villeneuve, qui a sauté sur l’occasion pour tourner coup sur coup Un 32 août sur Terre et Maelström.
Polytechnique et Incendies
«J’ai vécu un peu la même chose avec mes deux derniers longs métrages, note-t-il. Le lendemain de la dernière journée de promotion de Polytechnique, j’amorçais le tournage d’Incendies! J’étais enthousiaste, car ces deux projets me tenaient à cœur, mais plutôt vidé mentalement et physiquement.»
Trois ans plus tard, Denis Villeneuve est encore bouleversé lorsqu’il évoque le tournage de Polytechnique. «Ce fut un film très difficile à faire pour des raisons évidentes, dit-il. La violence qu’il contient n’est pas une violence de film d’action et sa charge traumatisante a teinté le plateau durant toute la production.»
Le long métrage a remporté le prix Génie du meilleur film, mais ce n’est pas ce qui importe aux yeux de son réalisateur. «Je considère qu’il s’agit probablement de l’un des films les plus pertinents jamais réalisés au Québec, dit-il. Il était important qu’il soit bien reçu par les gens directement touchés par ces événements et ce fut le cas.»
La grande aventure humaine s’est poursuivie avec le tournage d’Incendies en Jordanie. «Lorsque tu tournes dans un lieu comme celui-là, c’est comme si tu vivais dans le film 24 heures sur 24. Impossible d’y échapper. Mais ce furent des moments magiques!»
Vers Hollywood
La transposition des puissantes images théâtrales de Wajdi Mouawad au grand écran a valu à Denis Villeneuve une reconnaissance internationale. Depuis, il est sollicité pour lire une pléthore de scénarios. Il travaille à une demi-douzaine de projets, dont une grosse production américaine. «Hollywood demeure un fantasme à réaliser, même si le prix à payer est la perte d’une partie de ma liberté en tant que réalisateur, dit-il avec lucidité. Mais le simple plaisir de tourner avec autant de moyens en vaut le coup.»
Ce détour par Hollywood lui offrira le luxe de pouvoir travailler ensuite sur ses propres projets. Insatiable dans sa quête, il espère que ses prochains films lui permettront de diminuer encore davantage l’écart entre le film rêvé et le film réalisé. «J’ai eu la chance d’obtenir du rayonnement international, mais le but demeure de faire des films à ma manière en réussissant à dompter la bête sauvage qu’est le cinéma», conclut-il sereinement.