Série Tête-à-tête
Rencontre avec des diplômés inspirants, des leaders dans leur domaine, des innovateurs, des passionnés qui veulent rendre le monde meilleur.
Silvia Todorova (M.Sc. biologie, 94 ; Ph.D. sciences de l’environnement, 98) a démarré sa petite entreprise à la maison. Dans son frigo, plus précisément. Entre le lait et les confitures, elle conservait des insectes vivants dans des pots Masson. Pas n’importe quelles bibittes. Silvia s’intéresse aux prédateurs et aux parasites des insectes qui ravagent les récoltes de céréales ou de légumes. Lorsqu’ils sont relâchés dans les potagers ou les champs, ces «ennemis» naturels remplacent les pesticides chimiques, pointés du doigt pour leurs effets délétères sur l’environnement et la santé humaine.
Anatis Bioprotection possède depuis peu ses propres locaux à Saint-Jacques-le-Mineur. Silvia a acheté une bergerie abandonnée sur un rang pratiquement désert. Elle y a installé ses insectes… et ses quatre employés. «Quand nous sommes arrivés, l’hiver dernier, nous étions dans le fumier jusqu’aux genoux, raconte-t-elle, plus amusée que désespérée par l’aventure. Il n’y avait pas d’eau courante, pas d’électricité et le toit était à moitié arraché.»
Une grande pièce au fond de la bergerie a été retapée en priorité. Ici sont empilés des dizaines de bacs de plastique, semblables à ceux qu’on utilise pour ranger les vêtements d’hiver ou l’équipement de camping dans le garage. Dans ces bacs, pas de tuques ni de mitaines. Plutôt des millions d’œufs microscopiques qui, dans quelques semaines, donneront naissance à autant de papillons Ephestia : des mites grisâtres capables de dévaster un champ de maïs en un tournemain. Dans la lutte biologique, les œufs d’Ephestia servent en quelque sorte de matière première. On s’en sert pour élever d’autres insectes, capables de saboter les œufs des papillons ravageurs.
«Dès que les papillons arrivent à maturité, nous les recueillons et les transférons dans les silos du fond», explique Silvia en pointant des barils de plexiglas. Les femelles et les mâles s’y accouplent et leurs œufs tombent au fond du silo, formant une fine poussière que l’équipe d’Anatis récupère. Ces œufs sont un véritable «caviar» pour les agriculteurs biologiques. Un kilo se vend plusieurs centaines d’euros. Il contient environ 40 millions d’œufs. «Pour l’instant, nous vendons nos œufs surtout en Europe», précise la biologiste, qui a complété un doctorat en entomologie en Bulgarie avant de poursuivre ses études à l’UQAM.
Anatis Bioprotection élève aussi quelques parasites des papillons néfastes. Dans un petit local avec vue sur un champ de maïs, Mylène St-Onge, étudiante au doctorat sous la supervision de Silvia Todorova et d’Éric Lucas, professeur au Département de sciences biologiques, élève des trichogrammes : des guêpes minuscules, presque invisibles à l’œil nu. «Ce sont des parasitoïdes, précise Mylène. Ils pondent leurs œufs à l’intérieur des œufs d’Ephestia. Ce faisant, ils tuent le papillon ravageur dans l’œuf.»
Pour faire simple, on pourrait dire que les guêpes sont les «gentils» et les papillons les «méchants». Même si, s’empresse d’ajouter Silvia, il n’y a pas vraiment de bons et mauvais insectes dans la nature. «Chacun a sa place.»
Lorsque les œufs d’Ephestia sont infectés par un œuf de guêpe, ils tournent du beige au noir. Ces œufs noirs sont ensuite collés à des languettes de carton – jusqu’à 8 000 œufs sur quelques centimètres carrés – qui seront suspendues dans les champs. En quelques jours, les guêpes émergeront et iront parasiter tous les œufs de papillons qu’elles trouveront dans les parages.
Chez Anatis Bioprotection, on conserve les plaquettes dans le frigo pour retarder l’éclosion des œufs. Elles seront plus tard expédiées dans des glacières. Autrement, le livreur pourrait avoir de bien mauvaises surprises…
«Les insectes sont aussi efficaces que les pesticides chimiques et pas plus chers, assure Silvia Todorova. En plus, ils ne créent pas de problème de résistance des ravageurs, comme on le voit après l’utilisation répétée d’autres insecticides.»
La production d’œufs d’Ephestia et de trichogrammes est unique au Québec. Anatis Bioprotection compte sur le resserrement des normes du ministère de l’Environnement sur l’épandage des pesticides pour mousser ses ventes dans la province.
L’entreprise travaille actuellement à élargir sa gamme de produits. Elle compte bientôt vendre des larves de coccinelles maculées, ennemies des pucerons qui infestent les jardins. «On ne vise pas uniquement les agriculteurs, mais aussi les citadins qui ont des jardins en ville», dit la fondatrice. Le site Internet de l’entreprise (biofloris.com) offre d’ailleurs une sélection de conseils et de produits importés.
Quelques coccinelles ont déjà aménagé dans les locaux d’Anatis. Elles dévorent tranquillement des pucerons dans des bocaux, sous l’œil attentif de Roméo et Juliette, un matou et sa minette qui ont la garde de la bergerie. «C’est pour les souris», explique Silvia, alors que se termine la visite.
À chacun son prédateur.