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La beauté du monstre

Par Marie-Claude Bourdon

18 juin 2007 à 0 h 06

Mis à jour le 28 août 2018 à 10 h 08

Série Tête-à-tête
Rencontre avec des diplômés inspirants, des leaders dans leur domaine, des innovateurs, des passionnés qui veulent rendre le monde meilleur.​

Il ne conduit pas, ne s’intéresse pas à la gastronomie et ne connaît pas le nom des pièces musicales que ses assistants font jouer dans l’atelier pendant les sessions de travail. La musique, les mets fins, la conduite automobile, il est très heureux que les autres autour de lui s’en occupent. Sans adresse fixe, il vit et travaille entre Londres et New York, avec des escales fréquentes à Montréal, sa ville d’origine. À New York, où il est en train de construire l’oeuvre la plus colossale de sa vie, il habite à l’hôtel. Un hôtel «pas fancy du tout, mais très propre» à la frontière de nulle part, tout près d’une autoroute, avec vue sur une cour à ferraille. «C’est parfait pour moi, ça me permet d’être complètement dans ma bulle», dit l’artiste.

Depuis des mois, David Altmejd (B.A. arts visuels, 98) travaille comme un forcené à la préparation de la Biennale de Venise 2007, l’exposition d’art contemporain la plus ancienne et la plus prestigieuse du monde, les Jeux olympiques du monde de l’art. La 52e Biennale ouvrira le 10 juin prochain. Entre temps, du 11 mai au 8 juillet, l’artiste présentera une expo solo à la Galerie de l’UQAM, en circulation dans deux autres villes canadiennes, Oakville et Calgary.

Connu pour ses installations qui multiplient les références aux légendes, au cinéma et à la science-fiction, David Altmejd n’en est pas à ses débuts sur la scène internationale. Représenté par Andrea Rosen Gallery, une influente galerie new-yorkaise, et par la galerie Modern Art de Londres, il a exposé au Québec, aux États-Unis et en Europe. À 32 ans, ses oeuvres se retrouvent dans des collections permanentes aussi prestigieuses que celles du Guggenheim et du Whitney Museum de New York.

Une collaboration fructueuse

La candidature du jeune homme à Venise a été proposée par Louise Déry, la directrice de la Galerie de l’UQAM, qui a publié l’année dernière le premier catalogue consacré à l’artiste. «J’avais remarqué le travail de David lors de l’expo des finissants de l’UQAM, avant même d’être directrice de la Galerie, se rappelle-t-elle. C’était un nom dans un petit carnet à ne pas oublier.» En 2001, elle l’invite à participer à une exposition de groupe qui sera présentée à la Galerie de l’UQAM ainsi qu’à Bruxelles, en Belgique. C’est le début d’une fructueuse collaboration entre la galeriste et l’artiste. En 2004, elle lui soumet un plan en trois actes : d’abord, écrire un livre sur lui; ensuite, organiser une exposition itinérante au Canada, où son travail reste inconnu en dehors de Montréal; finalement, proposer sa candidature pour la Biennale. «Pour Venise, je ne m’attendais pas à ce que ça marche du premier coup, confie Louise Déry. Mais le timing était excellent.» Le Conseil des arts du Canada, qui sélectionne tous les deux ans le représentant du Canada à la Biennale, choisit David Altmejd.

La Biennale, pour la Galerie de l’UQAM, c’est gros, très gros. Pour réaliser cet audacieux projet, son instigatrice et commissaire a réussi à obtenir une généreuse subvention d’un partenaire privé, la fondation DHC / ART, qui s’ajoute aux fonds versés par les différents gouvernements. «La Biennale va jouer un rôle important dans la carrière de David, dit-elle, mais aussi pour accroître le rayonnement de la Galerie de l’UQAM dans le reste du Canada et à l’étranger.»

En visitant le pavillon du Canada à Venise, le sculpteur a été inspiré par «le rapport ambigu entre l’intérieur et l’extérieur» de ce lieu à la fenestration largement ouverte sur un boisé des célèbres Giardini Pubblici. Il a tout de suite eu l’idée d’une grande volière, «une structure architecturale très complexe, avec des passerelles joignant des plates-formes» qu’il compte remplir d’oiseaux empaillés et fabriqués, d’hommes à têtes d’oiseaux et autres créatures étranges. À côté de cette installation intitulée The Index, il y aura un colosse, The Giant 2, assis sur le sol. Un immense corps, partiellement en décomposition, creusé de cavités grouillantes d’oiseaux et d’animaux. «Ce n’est pas la mort qui me fascine, dit l’artiste, mais la vie. Je me sers de la mort pour mieux montrer la vie, la rendre plus compréhensible.»

Matières vivantes

Avant d’entreprendre des études en arts visuels à l’UQAM, David Altmejd a fait un détour par les sciences biologiques, à McGill. «J’ai toujours été intéressé par l’évolution, par tout ce qui transforme la vie», explique-t-il. Cette fascination pour la nature et le vivant se répercute dans ses sculptures, qui mêlent à la froideur du verre, des cristaux et du plexiglas la chaleur du bois, des poils et autres résidus ou ersatz de matières vivantes. «Parfois, j’ai l’impression que c’est la matière que j’utilise qui dicte tout ce que je fais, confie l’artiste. J’aime la sensation de perte de contrôle qu’on ressent quand l’oeuvre devient réalité et qu’elle se met à se transformer par elle-même, comme un organisme vivant.»

De son passage à l’UQAM, il garde le souvenir d’un climat de grande effervescence. «J’ai rencontré des gens vraiment intéressants qui critiquaient et commentaient mon travail, c’était extrêmement stimulant, raconte le jeune homme. Mon bac m’a aussi ouvert les yeux sur d’autres médiums. Je suis arrivé à l’UQAM comme dessinateur et comme peintre. J’en suis ressorti comme sculpteur.»

Sitôt diplômé, David Altmejd a une idée en tête : poursuivre ses études à New York, dans la ville où travaillent les créateurs qu’il admire, les Kiki Smith, Matthew Barney, Elizabeth Peyton, Vanessa Beecroft. Il est admis à l’Université Columbia, où il terminera sa maîtrise en 2001. À partir de là, tout va très vite dans la carrière du jeune sculpteur. «Les critiques américains fréquentent beaucoup les expositions de finissants, ils veulent être des découvreurs et éprouvent leur propre puissance à faire naître des carrières dont ils s’enorgueillissent, observe Louise Déry. C’est comme cela que David a été remarqué à Columbia et que les premiers entrefilets sur lui, dans des publications comme le Village Voice ou le New York Times, ont à leur tour attiré sur lui l’attention des galeristes.»

La figure du loup-garou, qui devient presque emblématique chez Altmejd, apparaît en 1999. Réinterprétée à plusieurs reprises, cette figure mi-animale mi-humaine lui permet d’exprimer la tension inhérente aux rapports antinomiques qu’il aime susciter dans ses oeuvres. «Un bijou porté par un monstre est toujours plus étincelant, et le monstre qui le porte toujours plus grotesque», souligne-t-il.

David Altmejd n’est pas le seul artiste de sa génération à s’inspirer de l’imagerie médiévale ou fantastique. «Sans constituer un courant artistique, tout cela est dans l’air du temps et les artistes s’imprègnent de l’air du temps», note Louise Déry, ajoutant que la figure du loup-garou se distingue par son dualisme : «Le loup-garou est à la fois une métaphore de l’être, partagé entre un bon côté et un côté diabolique, et de notre propre destin, à l’heure du clonage et de la manipulation génétique.»

Dans le beau livre qu’elle consacre à David Altmejd, la commissaire écrit que la démarche de l’artiste s’édifie sur une opposition «entre intériorité et extériorité, entre mythologie personnelle et mise en spectacle, bref entre réserve moderniste et éclectisme postmoderne.» C’est ce qui l’a d’abord séduite chez lui : l’amalgame entre rationnel et intuitif, entre construction minimaliste et extravagance baroque.

Des oeuvres séduisantes

«Dès le départ, j’ai voulu faire quelque chose de très différent de tout, de très bizarre, et en même temps de très séduisant, à une époque où ce n’est pas très à la mode d’être séduisant, confie le créateur. Certains disent que ce n’est pas le rôle de l’art d’être séduisant. Mais pourquoi les films pourraient-ils être visuellement magnifiques et pas les sculptures?»

Ses monstres font peur plus qu’ils ne séduisent. Mais ils se cachent généralement au sein de constructions de métal et de verre, d’échafaudages ornés de fleurs, d’oiseaux, de plumes et de miroirs qui ont quelque chose de vivant, de chatoyant, de merveilleux et d’indéniablement séduisant.

Ceux qui ne peuvent se rendre à Venise cet été pourront voir à la Galerie de l’UQAM trois installations : Loup-Garou 2, The Lovers et The Hunter, ainsi que deux petites pièces, dont l’une réalisée en 1999 et l’autre en 2007, intitulées Sans titre. L’idée dure de l’homme lui sort par la tête. Poétiques, les titres de David Altmejd sont évocateurs des univers à la fois étranges et familiers, beaux et monstrueux qu’il crée avec ses oeuvres. «Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir un rapport avec le monde à travers mon corps ou ma personnalité, dit-il. Comme les comédiens très timides qui deviennent capables de faire des choses extravagantes une fois sur scène, moi c’est par mes sculptures que j’établis mon rapport avec le monde.»