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Des lunettes pour corriger le daltonisme ?

Une étude démontre l’inefficacité des lunettes EnChroma auprès de personnes daltoniennes.

Par Pierre-Etienne Caza

23 novembre 2020 à 10 h 11

Mis à jour le 23 novembre 2020 à 10 h 11

Image: Nathalie St-Pierre

Bien qu’il n’existe à ce jour aucun traitement pour le daltonisme, certaines compagnies se targuent de lancer des produits «révolutionnaires» pour corriger les effets de cette anomalie visuelle. Ainsi, l’entreprise californienne EnChroma propose depuis quelques années des lunettes qui prétendent améliorer la vision des couleurs pour les personnes daltoniennes. «Dans une campagne marketing déployée sur les réseaux sociaux, des personnes daltoniennes s’extasiaient de voir certaines couleurs pour la première fois», rapporte le doctorant en psychologie Kevin Bastien.

Dans le cadre de sa thèse de spécialisation au baccalauréat (il travaille aujourd’hui sur les effets des polluants sur le développement du cerveau), le jeune chercheur a souhaité vérifier si ces lunettes étaient réellement efficaces. Il a publié les résultats de son étude dans Optometry and Vision Science, en collaboration avec son directeur, le professeur Dave Saint-Amour, et l’étudiante en optométrie Dominique Mallet, de l’Université de Montréal.

Différents types de daltonisme

Le daltonisme touche environ 8 % de la population, surtout les hommes, nous apprend Kevin Bastien. «Il s’agit d’une anomalie encodée sur le chromosome X. Puisque les femmes ont deux chromosomes X, elles peuvent compenser si l’un est atteint d’une anomalie. Ce n’est pas le cas des hommes, qui ont un X et un Y, explique-t-il. Il y a plusieurs types de daltonisme selon les anomalies.»

Trois types de cônes sont impliqués dans la vision, chacun présentant une sensibilité spectrale aux couleurs: des cônes plus sensibles à la lumière bleue (cônes S), d’autres à la lumière verte (cônes M) ou à la lumière rouge (cônes L). Les personnes qui ont uniquement deux types de cônes sont dites daltoniennes dichromates. «La grande majorité des daltoniens sont toutefois trichromates anomaux (pour anomalie), plus spécifiquement deutéranomaux: ils possèdent les trois types de cônes mais la courbe de sensibilité spectrale de deux types se superpose un peu trop par rapport à la normale, ce qui les empêche de distinguer certaines couleurs. Le cône le plus problématique est le cône moyen associé à la couleur verte», explique Kevin Bastien.

Le daltonisme touche environ 8 % de la population, surtout les hommes.

Conçues pour les trichromates anomaux, les lunettes EnChroma bloquent des longueurs d’onde spécifiques dans cette zone de superposition aberrante. «Cela correspond aux zones de jaune, entre le rouge et le vert, deux couleurs pouvant être problématiques pour ces personnes, ainsi qu’à la zone des couleurs cyan, entre le bleu et le vert», précise le chercheur.

Ainsi, si on regarde un vert jaunâtre, les lunettes EnChroma bloqueront les longueurs d’onde de la couleur jaune. On percevra alors plus de vert. La même chose se produira avec le rouge orangé. En supprimant le jaune, le rouge sera plus saturé et ressortira davantage.

Mesures optiques

En laboratoire, Kevin Bastien a procédé à des mesures optiques et des mesures comportementales avec 9 personnes daltoniennes et 5 personnes ayant une vision normale.

À l’aide d’un photomètre, qui mesure l’intensité de la lumière, le chercheur a mesuré les coordonnées colorimétriques de plusieurs cibles de couleurs. «Toutes les couleurs que l’on perçoit peuvent être placées dans un espace cartésien selon leurs coordonnées colorimétriques standardisées par des organismes mondiaux, explique-t-il. Pour chaque couleur, le photomètre indique une valeur X et une valeur Y. Il s’agit d’une mesure objective selon les longueurs d’onde, même si la dénomination de chaque couleur demeure subjective à chacun.» Le test a été répété en plaçant les lunettes EnChroma devant le photomètre et en notant les coordonnées colorimétriques.

Mesures comportementales

Au labo, les participants ont passé un test diagnostic pour déterminer leur type de daltonisme – «plusieurs personnes daltoniennes l’ignorent», précise le chercheur – puis un test standard similaire au test des planches Ishihara que les optométristes utilisent avec les jeunes enfants ou les patients qu’ils voient pour la première fois afin de détecter s’ils ont des problèmes à discerner les couleurs. On doit distinguer des nombres ou des formes de couleurs dans des cercles pixellisés; une personne daltonienne en est incapable. On a demandé aux participants de répéter cette tâche avec et sans les lunettes EnChroma. «Enfin, on leur a présenté des stimuli de longueurs d’onde précis – bleu, cyan, vert, jaune, rouge – et ils devaient nommer la couleur avec et sans les lunettes», ajoute le chercheur.

Des erreurs différentes

Les résultats sont pour le moins intrigants. «Les personnes daltoniennes ne faisaient pas moins d’erreurs avec les lunettes EnChroma; elles faisaient des erreurs différentes!», révèle Kevin Bastien.

«Les personnes daltoniennes ne faisaient pas moins d’erreurs avec les lunettes EnChroma; elles faisaient des erreurs différentes!»

Kevin Bastien

Doctorant en psychologie

Grâce au photomètre, le chercheur avait noté que les couleurs se «déplaçaient» avec les lunettes EnChroma et c’est exactement ce qu’il a observé chez les participants daltoniens. «Les personnes ayant un problème avec le cône moyen présentent une ligne de confusion dans le diagramme cartésien, c’est-à-dire que toutes les couleurs qui tombent sur cette ligne leur posent problème et elles n’arrivent pas à les discriminer les unes des autres. Or, avec les lunettes, certaines cibles se déplaçaient sur une autre ligne de confusion.»

Ainsi, les personnes qui présentaient un déficit du cône moyen ont commis, avec les lunettes, plus d’erreurs liées à un déficit du cône long.

Pas la panacée

En saturant certaines couleurs, les lunettes EnChroma amplifient le contraste chromatique. «Cela peut être bénéfique pour certaines couleurs, estime Kevin Bastien, mais pour d’autres couleurs, la capacité de discrimination s’en trouvera affaiblie. On assiste donc à un déplacement du déficit visuel plutôt qu’à son allégement.»

Les personnes apparaissant dans les vidéos promotionnelles de l’entreprise californienne sont sans doute réellement heureuses de voir certaines couleurs leur apparaître aussi vibrantes pour la première fois, remarque le chercheur, mais on ne voit pas leur réaction face à des couleurs moins saturées, comme le jaune et le cyan, qui doivent être impossibles à percevoir adéquatement. «Lors de nos tests en laboratoire, personne n’a réagi fortement à l’effet procuré par les lunettes, dit-il. Les participants étaient plutôt déçus et cela concorde avec les autres études menées au cours des dernières années sur ce type de produit.»

En outre, les personnes trichromates anomales, auxquelles sont destinées ces lunettes, souffrent beaucoup moins de leur déficit que les daltoniens dichromates, précise Kevin Bastien. «Ces derniers seront attirés par les lunettes EnChroma, mais ce produit ne peut rien pour eux», dit-il.

Certaines personnes daltoniennes apprécieront peut-être l’effet de saturation chromatique, mais elles ne doivent pas s’attendre à ce que cela corrige leur vision. «Surtout que cela pourrait nuire à leur capacité de percevoir certaines couleurs qui ne leur posent pas de problèmes sans les lunettes», conclut le doctorant.