L’intérêt de Jeffrey Gallant pour les requins ne date pas de la récente frénésie médiatique autour de leur présence dans le golfe du Saint-Laurent. Ce plongeur scientifique, correspondant pendant des années pour Diver Magazine et auteur d’un almanach sur la plongée est aussi le fondateur, en 2003, de l’Observatoire des requins du Saint-Laurent. Premier au monde à filmer des requins du Groenland en conditions naturelles près de Baie-Comeau, il a aussi été le premier à utiliser une cage d’observation sous la glace, dans le Saguenay. En 2023, à 56 ans, alors qu’il travaillait sur un nouveau projet sur le requin blanc aux Îles-de-la-Madeleine, il a décidé d’en faire un sujet de doctorat.
Son idée: créer un outil de détection de la présence des requins blancs, qui pourrait être utilisé, par exemple, par les administrateurs des parcs nationaux. L’outil viserait à renforcer la sensibilisation, mais aussi la sécurité pour les baigneurs et autres amateurs de sports nautiques. «Il y a de plus en plus de requins blancs dans le golfe et de plus en plus de gens qui s’aventurent en mer, dit Jeffrey Gallant. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’un incident ne se produise.»
La professeure du Département des sciences biologiques Alison Derry, qui dirige son doctorat, a tout de suite été convaincue de la pertinence du projet. Même s’il a mené la plupart de ses études sur les requins de façon indépendante, ce prof d’anglais au Cégep Drummond (il prendra bientôt sa retraite pour se consacrer exclusivement à ses recherches) n’est pas un autodidacte en biologie marine. Détenteur d’une maîtrise en sciences de l’Université du Québec à Trois-Rivières, il profite aussi d’un important réseau de contacts dans la communauté des chercheurs qui s’intéressent aux squales du Saint-Laurent.
À travers son Observatoire, le doctorant travaille bénévolement depuis un quart de siècle à combattre les préjugés envers les requins, ces prédateurs tant redoutés et pourtant menacés. On ne l’entendra pas chaque fois qu’un incident impliquant un requin se produit quelque part dans le monde. Les entrevues sensationnalistes dans les médias, très peu pour lui. Sans minimiser les risques d’une rencontre inattendue, il cherche, par son travail, à mieux faire connaître et comprendre ces animaux fascinants qu’il côtoie depuis des décennies.
Des requins du Groenland près de Baie-Comeau
Enfant, Jeffrey Gallant suivait religieusement les émissions de Jacques-Yves Cousteau à la télévision, rêvant de pouvoir un jour faire partie de cette équipe mythique. Un rêve qu’il a réalisé, en 1999, dans la péninsule gaspésienne. Dans les années 2000, Jeffrey Gallant a tourné plusieurs reportages et documentaires avec Radio-Canada, Discovery Channel et National Geographic sur la présence de requins du Groenland près de Baie Comeau. Cet animal, le deuxième plus grand requin prédateur après le requin blanc, le plus gros poisson de l’Arctique et le vertébré comptant la plus longue espérance de vie (au moins 272 ans!) a fréquenté les eaux de la Côte Nord pendant plusieurs années avant de disparaître soudainement, en 2012.
Des centaines de rencontres ont été documentées par Jeffrey Gallant et son équipe, sans aucun appât ou forme de rétention. «De mai à octobre, on savait qu’on pouvait aller à cet endroit et qu’il y aurait des requins, raconte le chercheur. Parfois il n’y en avait qu’un seul, parfois on en voyait une douzaine. C’était le seul endroit dans le monde où il était prévisible d’en voir.»
En 2003, quand il a observé son premier requin du Groenland dans l’estuaire – une belle femelle de quatre mètres de long –, Jeffrey Gallant en cherchait depuis des années. Quelques années plus tôt, lors d’un rassemblement de plongeurs en Nouvelle-Écosse, on lui avait signalé qu’il y avait apparemment des requins dans le fjord du Saguenay. «À l’époque, je plongeais beaucoup autour des Escoumins, se rappelle-t-il. Chaque fois, je m’arrêtais pour poser des questions aux pêcheurs. Dans la région, tout le monde avait des histoires de requins!»
Une expédition sous la glace
Parmi les gens qui pêchent sur la glace dans le fjord, il était déjà arrivé que l’on remonte des requins du Groenland. On croyait qu’en hiver, à la faveur du refroidissement des eaux, ces animaux qui fréquentent surtout les profondeurs remontent plus près de la surface. En 2001, Jeffrey Gallant a organisé sa première expédition pour tenter d’observer des requins sous la glace à 30 mètres de fond. Les conditions étaient extrêmes. Pour se rendre jusqu’au camp sur la glace, il fallait parcourir 13 kilomètres en motoneige avec une génératrice et tout l’équipement de plongée. Un projet difficile et coûteux. Ses compagnons et lui ont répété l’expérience deux années de suite, sans succès.
Puis, en mai 2003, alors qu’il finissait un contrat à l’Aquarium du Québec, il entend dire que des plongeurs récréatifs ont aperçu un requin dans l’anse de Saint-Pancrace, à Baie-Comeau. Il se rend sur place et confirme qu’il s’agit bien d’un requin du Groenland. C’est là qu’il tourne ses premières images de la bête en milieu naturel. Il y retournera chaque année avec différentes équipes pour observer et filmer ces animaux qui se déplacent très lentement… à une vitesse de 0,3 mètre par seconde! «Ils nagent tellement lentement qu’on a parfois l’impression qu’ils sont arrêtés et on peut nager autour», raconte le plongeur.
C’est à Baie-Comeau que Jeffrey Gallant réalise son projet de maîtrise visant à définir l’influence des variables environnementales (marées, température de l’eau, luminosité) sur les mouvements des requins en eaux peu profondes. À l’époque, il est le premier à mener une opération de marquage, soit la pose d’un émetteur acoustique, sur un requin du Groenland en plongée. Au départ, il veut utiliser sa cage d’observation sous-marine, mais il est impossible d’attirer la bête suffisamment proche pour l’atteindre avec une perche. Finalement, c’est un plongeur local qui posera l’émetteur à l’aide de la perche pendant que Jeffrey Gallant et un autre coéquipier filment l’opération. «La plupart du temps, quand le requin sent qu’on l’a piqué, il déguerpit aussitôt. Mais parfois il se retourne pour voir ce qui se passe, raconte le plongeur. À l’époque, je n’étais pas encore parent, je me sentais immortel. Aujourd’hui, j’ai davantage le pied sur le frein.» Un requin du Groenland marqué en 2011, l’un des derniers rencontrés près de Baie-Comeau, a récemment été identifié au Nunavut, à plus de 6000 kilomètres de distance. Il s’agirait de la plus longue migration jamais enregistrée pour l’espèce.
Le retour du requin blanc
En 2012, Jeffrey Gallant voit son dernier requin à Baie-Comeau. Une disparition qu’il ne parvient pas à expliquer. Les requins auraient tout simplement changé leurs habitudes. Heureusement pour le plongeur, un autre squale se met à attirer l’attention dans le golfe. En 2017, il se rend pour la première fois aux Îles-de-la-Madeleine pour enquêter sur le requin blanc. En 2018, 2019, 2020, le nombre d’observations explose. «Certains pensent que c’est le réchauffement climatique qui amène les requins blancs dans le Saint-Laurent, mais il y a toujours eu des requins dans la région», affirme le chercheur. Cette présence millénaire est attestée par des dents de requin blanc retrouvées dans des contextes rituels des autochtones de la région.
«Les populations de la Première Nation mi’kmaq avaient déjà constaté la présence du requin blanc dans le golfe et l’avaient intégré à leur culture bien avant l’arrivée des Européens. Cet aspect historique fait partie de mon doctorat», mentionne Jeffrey Gallant.
Le doctorant croit que l’augmentation des observations dans l’Atlantique Nord résulte plutôt du statut d’animal protégé du requin blanc et de l’une de ses proies de prédilection – le phoque. Dans une moindre mesure, l’omniprésence des téléphones intelligents et des réseaux sociaux ainsi que l’augmentation des recherches et études de marquage joueraient aussi un rôle. «La dynamique des populations fait en sorte que les juvéniles se dispersent sur de vastes zones afin de réduire la compétition avec les individus plus grands et matures, explique Jeffrey Gallant. Un tel comportement favorise une répartition équilibrée de la population de requins, essentielle à la stabilité des écosystèmes marins.»
Des rencontres encore très rares
Le site de l’Observatoire sur les requins du Saint-Laurent insiste sur le fait que les rencontres avec les requins blancs demeurent rares. Au Québec, la première rencontre non provoquée se serait produite le 2 août dernier, aux Îles-de- la-Madeleine. Même si elles devraient demeurer exceptionnelles dans les eaux froides du Saint-Laurent en comparaison avec un pays comme l’Australie, les rencontres pourraient se multiplier. Avec la croissance de la population humaine et le réchauffement climatique, davantage de personnes s’aventurent dans le golfe alors que le requin blanc est davantage présent.
Sur le site, on prodigue des conseils afin d’éviter les affrontements. En gros, on recommande de rester dans les eaux claires, d’éviter les endroits où des requins ont été repérés, de se tenir à l’écart des échoueries de phoques (question de ne pas être confondu avec un phoque, denrée de choix pour les requins!) et de sortir de l’eau de façon calme, si possible, dans le cas où l’on voit un requin.
Une espèce en péril
En 2022, Jeffrey Gallant décide d’entreprendre un projet sur la présence du requin blanc dans le golfe. Mais bâtir un protocole de recherche et obtenir les permis nécessaires à l’étude de cette espèce en péril est une démarche extrêmement complexe. Il faut, entre autres, soumettre son projet à un comité institutionnel de protection des animaux.
«Lors de la préparation de ma première expédition de recherche à l’île Brion, aux Îles-de-la-Madeleine, je me suis adressé à l’UQAM, car c’était la seule institution qui me permettait d’obtenir un permis même si je n’y étudiais pas», précise le chercheur. De ce premier contact est née l’idée, l’année suivante, de proposer un projet doctoral.
«Des collègues m’ont dit : “Tu fais tout le travail d’un doctorant, pourquoi ne pas le faire dans le cadre d’un doc?”». Il s’est dit qu’effectivement, il serait plus facile d’obtenir le financement, les ressources et les appuis scientifiques nécessaires s’il bénéficiait d’un encadrement universitaire.
«Une recherche sur les requins du golfe était un sujet inusité pour le laboratoire de limnologie d’Alison Derry, qui s’intéresse plutôt aux eaux des lacs, note Jeffrey Gallant. Mais les outils qu’elle utilise et l’expertise de son laboratoire se prêtent parfaitement à mon projet.»
L’ADN environnemental pour détecter la présence du requin
Alison Derry travaille, entre autres, avec des techniques utilisant l’ADN environnemental (ADNe) pour détecter la présence de différents organismes dans un plan d’eau. À la manière de détectives sur une scène de crime, les biologistes peuvent, en effet, prélever des échantillons d’eau pour savoir quelles espèces de poissons fréquentent cet environnement grâce aux traces d’ADNe à faible concentration qu’elles y ont laissées.
En combinant ces techniques avec des instruments de télémesure acoustique, qui fonctionnent à l’aide d’émetteurs posés sur les animaux, Jeffrey Gallant veut tenter de mieux comprendre l’abondance et l’écologie du requin blanc dans le golfe. «Les instruments de télémesure acoustique vont simplement me permettre de cibler les meilleurs endroits pour prélever des échantillons d’ADNe», précise le chercheur, récipiendaire d’une bourse doctorale de réintégration à la recherche du Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies pour ce projet.
Il collabore avec un chercheur en ingénierie de l’UQTR, Marc-André Gaudreau, qui va créer ou modifier les instruments nécessaires aux prélèvements. «Nous allons utiliser des drones modifiés afin d’évaluer différentes facettes de l’ADNe du requin blanc, ce qui nous permettra d’estimer son abondance relative à distance, sans perturber ses activités», explique Jeffrey Gallant.
En travaillant sur les concentrations d’ADNe du requin blanc dans l’eau, le chercheur souhaite ultimement en arriver à concevoir un outil pour déterminer de façon fiable la présence de requins dans un environnement. «On ne veut pas que les gens paniquent, mais il ne faut pas non plus prendre la présence des requins à la légère, dit le doctorant. Donc, on veut comprendre quelles espèces sont là, à quel moment, pourquoi et comment les éviter.»
Les données de la recherche pourront servir dans le cadre de campagnes d’information et de sensibilisation sur les requins, mais aussi afin de gérer le risque pour les baigneurs, les surfeurs et les plongeurs.