Gwenaëlle Reyt
Ph.D. études urbaines, 2024
Titre de sa thèse : «Restaurants et identités alimentaires québécoises: Montréal, 1960-2017»
Direction de recherche: Julia Csergo, professeure retraitée du Département d’études urbaines et touristiques
En arrivant au Québec dans le cadre d’un échange étudiant en science politique, au début des années 2000, Gwenaëlle Reyt souhaitait découvrir la culture alimentaire locale. «Je demandais aux gens autour de moi quelles étaient les spécialités québécoises et où on pouvait les goûter. On me disait qu’on mangeait surtout des spécialités culinaires à Noël, comme la tourtière, mais que la cuisine québécoise n’était pas assez intéressante pour les restaurants, se rappelle-t-elle. On m’avait parlé de la poutine, bien sûr, et de la cabane à sucre, mais c’était à peu près tout.»
Après être retournée en Suisse compléter ses études, elle y a commencé une carrière de journaliste. Au départ spécialisée en politique, elle s’est tournée vers l’alimentation une fois revenue au Québec, en 2009, travaillant pour le quotidien Le Devoir et comme responsable de la section gastronomique de l’hebdomadaire culturel Voir. En parallèle, elle s’inscrit au certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la gastronomie, où elle rencontre la professeure Julia Csergo. Aujourd’hui à la retraite, cette historienne de la gastronomie venait à l’époque d’être embauchée à l’ESG UQAM. «Elle m’a convaincue de fouiller la question des identités alimentaires québécoises au doctorat», précise la diplômée, qui fut chargée de cours à l’ESG UQAM et à l’ITHQ. Conseillère en approches culturelles de l’alimentation pour le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants, elle est également directrice générale des Lauriers de la gastronomie québécoise.
Journaux et guides touristiques
Au confluent des études urbaines, du tourisme et des études sur l’alimentation, Gwenaëlle Reyt propose dans sa thèse une analyse des représentations des identités alimentaires québécoises à travers le restaurant montréalais de la période comprise entre 1960 et 2017. «J’ai effectué une analyse documentaire des articles de la presse quotidienne montréalaise francophone et anglophone – Le Devoir, La Presse, The Gazette et le Montreal Star –, des guides de voyages imprimés américains et français et des guides de restaurants, explique-t-elle. L’objectif était d’analyser comment on y présente le restaurant québécois à Montréal depuis 1960.»
Histoire et traditions
Ses recherches ont mis en lumière l’évolution d’une cuisine dite «canadienne-française», qui deviendra progressivement «québécoise» à partir des années 1980. Avec ses accents du terroir, cette cuisine identitaire fait référence à l’histoire et à une tradition dont les origines remontent à la Nouvelle-France, observe la chercheuse. «Elle se compose de mets typiques avec, entre autres, la tourtière, le cipaille, le ragoût de pattes et la tarte au sucre, tous ces plats étant présents dans mon corpus de 1960 jusqu’à 2017», note-t-elle.
Ses recherches ont mis en lumière l’évolution d’une cuisine dite «canadienne-française», qui deviendra progressivement «québécoise» à partir des années 1980.
Ce registre a évolué dans le temps, s’enrichissant d’autres plats issus de la culture populaire comme les fèves au lard, le pâté chinois et le pouding chômeur, ou de la tradition des casse-croûte et de la cuisine rapide.
Des restaurants emblématiques
Les restaurants les plus emblématiques de la cuisine identitaire québécoise appartiennent à différentes catégories. Cela va des petits restos de quartier – La Binerie Mont-Royal, L’Anecdote, Chez Claudette, Ma-aam Bolduc, qui ont pour la plupart fermé leurs portes depuis la pandémie –, aux établissements misant sur une ambiance Nouvelle-France tels que Les Filles du Roy ou Le Festin du Gouverneur, également disparus, en passant par des adresses plus sophistiquées, à l’image de l’Auberge Saint-Gabriel et du Pied de Cochon.
L’identité culinaire québécoise s’incarne peu dans des spécialités régionales comme la tourtière du Lac-Saint-Jean, le cipaille gaspésien à base de morue, le pot-au-feu du Bas-du-Fleuve, ou le pot-en-pot aux fruits de mer des Îles-de-la-Madeleine, constate la chercheuse. «À Montréal, une spécificité régionale se construit principalement autour du smoked meat et du bagel, à partir des années 1980. Mais, pour plusieurs, ces spécialités demeurent identifiées à l’Europe de l’Est.»
Un autre plat associé à Montréal est le «poulet BBQ», une spécialité qui a fait la réputation de plusieurs restaurants, dont le Laurier Barbecue, le Chalet Barbecue ou encore la chaîne St-Hubert BBQ. «Le guide Ulysse de 1991 précise que cette chaîne est bien connue des Québécois et que son succès, qui se traduit par la présence de plusieurs succursales dans la ville, confirme sa “québécitude”», souligne Gwenaëlle Reyt.
La poutine apparaît sur le radar médiatique dans les années 1990. «Au départ, la poutine est une curiosité dans le registre du fast food, mais, assez rapidement, elle devient un plat identitaire, souligne-t-elle. Le chef Martin Picard, avec sa poutine au foie gras, a gastronomisé le plat.»
La montée des produits locaux
À compter du milieu des années 1990, la nouvelle cuisine québécoise, créative et contemporaine, marque une rupture avec les notions de tradition et d’histoire. «Sa dimension identitaire s’appuie sur l’usage de produits locaux plutôt que sur des plats emblématiques», souligne-t-elle. On pense notamment au canard du Lac Brome ou à l’agneau de Charlevoix. Parmi les enseignes associées à cette tendance, on retrouve le restaurant de de l’ITHQ et La Fabrique, tout près sur la rue Saint-Denis, Aix cuisine du terroir et Le Club Chasse et Pêche, dans le Vieux-Montréal, et le Laurie Raphaël, de Québec, qui a eu une antenne montréalaise entre 2008 et 2018.
À compter du milieu des années 1990, la nouvelle cuisine québécoise, créative et contemporaine, marque une rupture avec les notions de tradition et d’histoire.
Thierry Debeur, auteur des Guides Debeur, écrivait dans son guide 2002 qu’une «cuisine ne se définit pas seulement par l’utilisation des produits régionaux ni par la nationalité des gens qui la font. C’est avant tout la façon dont on travaille les produits et la manière dont on les mange (…) La cuisine québécoise doit tirer ses sources dans les recettes de nos grands-mères, des recettes que l’on ne trouve plus aujourd’hui que dans les familles et les cabanes à sucre. Il n’y a que les grands chefs qui sont capables d’élever cette tradition culinaire actuellement encore rustique, voire folklorique, selon certains, au niveau de la grande et fine cuisine québécoise, tout en respectant le goût et la façon de faire du Québec.»
«La posture défendue par Debeur n’a été adoptée que par quelques restaurants qui maintiennent la référence à la tradition tout en la gastronomisant, analyse Gwenaëlle Reyt. Il s’agit du Castillon, aujourd’hui fermé, et du restaurant Le Pied de Cochon.»
Décor et localisation
Les différents registres culinaires trouvent écho dans le décor des établissements où ils sont servis, remarque Gwenaëlle Reyt. «Dans les restaurants identifiés à la cuisine canadienne-française, par exemple, les décors font référence à l’histoire de la Nouvelle-France», explique-t-elle. Dans le Vieux-Montréal, où la pierre grise et le bois étaient à l’honneur, certaines adresses proposaient même une mise en scène avec des serveurs costumés et des soupers-spectacles sur le thème de la Nouvelle-France. Ces restaurants en vogue dans les années 1960 et 1970, comme Les Filles du Roy, ont disparu aujourd’hui.
D’autres restaurants au décor nostalgique des années 1950 évoquent les diners nord-américains. «La particularité de ce décor est qu’il comprend peu d’éléments: un long comptoir, des tabourets et quelques tables. C’est le manque de décor qui devient attrayant, car il est considéré comme authentique, précise Gwenaëlle Reyt. Le restaurant le plus emblématique de ce type d’endroit est La Binerie Mont-Royal.»
En parallèle de son analyse des différents décors, la chercheuse a constaté un mouvement géographique des restaurants de cuisine québécoise, d’abord installés au centre-ville et dans le Vieux-Montréal. «Dès les années 1980, on note l’ouverture de restaurants sur le Plateau-Mont-Royal, puis, à partir des années 2000, dans d’autres secteurs francophones de la ville, dont Rosemont–La-Petite-Patrie, Hochelaga, le Centre-Sud, Verdun et Saint-Henri.»
Une question d’affirmation nationale
Avec l’évolution d’une société de plus en plus diversifiée, la question de l’identité collective et de ses expressions culturelles est au cœur de nombreux débats tant au Québec que dans ses relations avec le reste du Canada, analyse Gwenaëlle Reyt. «Affirmer une identité alimentaire ou la remettre en question n’est pas sans conséquence. Bien qu’elles soient le résultat, lui-même en évolution, d’influences multiples, les cuisines nationales sont des constructions reliées à l’affirmation nationale», souligne-t-elle.
Sans prétendre à l’exhaustivité, sa recherche a posé les bases pour penser l’identité alimentaire québécoise. Et puisque son travail s’inscrit dans le cadre du doctorat en études urbaines, elle fait un lien avec le tourisme. «On observe depuis quelques années l’essor du tourisme gourmand et la volonté des villes de se positionner dans ce créneau attractif et rentable», analyse-t-elle.
Les identités alimentaires, poursuit la chercheuse, constituent un enjeu touristique et de développement économique et territorial pour le Québec et Montréal. «Tant que de nombreux visiteurs et nouveaux arrivants continueront à poser la question à la base de ma thèse – qu’est-ce que la cuisine québécoise et où pouvons-nous la déguster? – et tant que les réponses manqueront, l’exploration des expressions des identités alimentaires québécoises restera pertinente», conclut-elle.