Les sonnettes d’alarme se multiplient depuis la nomination de Robert F. Kennedy Jr au poste de Secrétaire à la Santé aux États-Unis et l’annulation d’un budget de 500 millions de dollars consacré à la recherche sur les vaccins à ARN messager, voté par l’administration démocrate précédente, rapportait un article paru récemment dans Le Devoir. Ce type de vaccin avait fait l’objet d’une vaste campagne de désinformation et de théories complotistes durant la pandémie de COVID-19. Il représente pourtant une découverte fondamentale ayant permis la mise en marché rapide des premiers vaccins contre le virus, qui a valu à ses auteurs le prix Nobel de médecine en 2023. Peut-on se prémunir contre la désinformation?
Le professeur du Département de communication sociale et publique Alexandre Coutant pilote un projet de recherche-action centré sur le développement d’habiletés de la pensée critique chez les cégépiennes et cégépiens, favorisant la reconnaissance de contenus médiatiques fiables afin de lutter contre la désinformation. Baptisé «Noûs» (ce concept renvoyait à l’usage de la raison et de l’intelligence à l’époque de l’Antiquité grecque), le projet est mené par une équipe du Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO), en collaboration avec des journalistes et des cégeps.
Des enseignantes et enseignants en philosophie au collégial ont contacté le LabCMO et lui ont proposé de collaborer avec eux pour mettre en place un projet pédagogique s’inscrivant dans le cadre du cours Philosophie et rationalité (340-MQ-101), un cours obligatoire pour toutes les personnes étudiantes au cégep. «Il s’agit de développer une approche pédagogique que les enseignantes et enseignants de philo au collégial pourraient s’approprier et qui consiste à favoriser l’esprit critique face aux informations circulant quotidiennement en ligne, explique Alexandre Coutant. Certes, l’éducation aux médias et à l’information fait déjà partie des compétences transversales à acquérir au cégep, mais elle n’est pas liée à un cours spécifique et les habiletés lui étant associées sont enseignées de manière partielle et non coordonnée.»
Le phénomène de la désinformation n’est pas nouveau. La propagande, par exemple, a généré de tout temps de fausses informations pour influencer l’opinion publique ou pour discréditer des adversaires idéologiques ou politiques. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’ampleur et la vitesse avec laquelle ces informations se répandent grâce aux réseaux sociaux et aux plateformes numériques. «Ce n’est pas simple, dit le professeur. Une information peut être dépourvue d’élément vérifiable sans être fausse pour autant. D’autres peuvent être jugées vraisemblables sans pour autant être vraies. D’où l’importance d’avoir des outils permettant d’analyser et d’interpréter les informations diffusées en ligne.»
Comme l’écosystème d’information est complexe et propose des contenus avec des niveaux de fiabilité extrêmement variés, il est important de former le plus de gens possible à l’exercice d’une pensée critique, notamment les jeunes. «Dans cet esprit, l’école peut constituer un levier important pour développer une autonomie intellectuelle, nécessaire à une meilleure compréhension des enjeux de l’information dans une société démocratique», soutient Alexandre Coutant.
Déployer une intelligence collective
Le cours Philosophie et rationalité consiste à initier les étudiantes et étudiants à la philosophie grecque, à les aider à développer leurs capacités à argumenter et à analyser différents types de discours. «L’initiative pédagogique à laquelle nous travaillons vise justement à décortiquer le discours journalistique et d’autres discours qui pullulent dans l’univers numérique, à favoriser le déploiement de l’intelligence collective des étudiantes et étudiants au moyen d’exercices et de discussions en classe, en lien avec des événements d’actualité», indique le professeur.
Des journalistes professionnels viendront rencontrer les étudiantes et étudiants pour discuter des rouages du travail journalistique, de la manière dont ils couvrent l’actualité et produisent l’information. «Nous voulons aller au-delà des conférences traditionnelles ponctuelles où des journalistes viennent faire des exposés, dit Alexandre Coutant. Nous privilégions la formule d’ateliers pouvant s’étendre sur toute une session, au cours desquels les personnes étudiantes pourront échanger avec les journalistes, débattre et poser toutes leurs questions. Cela permettra d’aller plus en profondeur et d’établir un rapport de confiance.»
Les enseignantes et enseignants de philo s’assureront que les activités développées favorisent les apprentissages exigés par le ministère de l’Enseignement supérieur dans le cadre du cours Philosophie et rationalité. L’accent sera mis sur trois types d’habiletés de pensée à acquérir, soit l’esprit critique, la capacité d’écoute et les facultés créatives. «Cela renvoie à la capacité d’analyser comment sont construits les discours qui circulent sur divers sujets et auxquels chacun et chacune est confronté, à l’ouverture aux arguments des autres et à la recherche de solutions rationnelles à des problèmes donnés», observe Alexandre Coutant. Les étudiantes et étudiants seront amenés, notamment, à faire des études de cas, à produire des affiches et des compte rendus des débats, en particulier avec les journalistes, ou encore des dissertations.
Identifier les informations fiables
L’un des objectifs poursuivis par le projet consiste moins à aider les jeunes à débusquer les fausses informations qu’à identifier les informations fiables. Mais il est souvent difficile de savoir avec certitude si telle information est fiable ou non, notamment sur un sujet pointu. Existe-t-il des critères de fiabilité sur lesquels on peut s’appuyer?
Personne n’est omniscient et expert en tout, rappelle le professeur. «On peut se demander si tel site de nouvelle ou tel média cite ses sources et s’il s’agit de sources crédibles, s’il fournit des références ou des indices permettant de vérifier certaines affirmations. Si ce n’est pas le cas, la prudence sera de mise.»
Il s’agit également d’être vigilant face aux stratégies manipulatoires reposant sur l’appel aux émotions incontrôlées et aux biais individuels, en particulier lorsqu’il est question de sujets d’actualité susceptibles de soulever des controverses ou des polémiques, poursuit Alexandre Coutant. «Dans ces cas, il faut développer l’habitude de recourir à la raison, d’être attentif à la cohérence et à la rigueur des arguments soulevés.»
Le professeur souhaite que le projet soit appliqué, en tout ou en partie, dans plusieurs cégeps du Québec. Pour l’instant, deux cégeps, ceux de Granby et de Bois-de-Boulogne, ont expérimenté l’approche. «Les retours que nous avons montrent que ça fonctionne bien et que les étudiantes et étudiants sont intéressés, relève Alexandre Coutant. Nous sommes en train de produire un guide expliquant la démarche et comprenant du matériel pédagogique, qui sera soumis aux enseignantes et enseignants, non seulement de philo, mais à tous ceux et celles intéressés par l’éducation aux médias et à l’information.»