Une requête sur ChatGPT consomme 10 à 20 fois plus d’énergie qu’un moteur de recherche classique. Parce qu’elle traite une quantité colossale de données, l’intelligence artificielle (IA) générative mobilise de manière démesurée les centres de données, eux-mêmes gourmands en énergie et en eau. Comment peut-on utiliser cette technologie devenue incontournable tout en minimisant ses impacts sur l’environnement? La question a fait l’objet d’un échange entre la chercheuse Sasha Luccioni (Ph.D. informatique cognitive, 2018) et le journaliste Matthieu Dugal, animateur de l’émission Moteur de recherche à Radio-Canada, lors d’une causerie organisée par le Cœur des sciences, le 28 janvier dernier.
La diplômée est chercheuse en éthique de l’IA chez Hugging Face, une jeune pousse dans le domaine, et titulaire d’une Chaire de recherche France-Québec en IA et justice sociale. En 2020, elle a contribué à créer un outil appelé Code Carbone, qui permet aux entreprises technologiques de mesurer l’empreinte carbone des modèles de langage d’IA. Cet outil a été téléchargé plus d’un million de fois. En 2024, le magazine Time l’a nommée parmi les 100 personnes les plus influentes au monde en IA. Sasha Luccioni fait aussi partie des 35 personnalités dont les travaux de recherche sont en voie de redéfinir l’innovation, une liste établie en 2023 par le prestigieux Massachusetts Institute of Technology.
L’IA: un monde opaque
D’entrée de jeu, Matthieu Dugal a rappelé que les enjeux environnementaux sont toujours relégués à la périphérie quand on parle d’IA et de nouvelles technologies. Pourtant, a-t-il dit, on se rend compte depuis quelques années que notre consommation numérique utilise beaucoup d’énergie et est productrice de gaz à effet de serre. Des chiffres existent, mais ils demeurent très parcellaires en raison de l’opacité des entreprises à ce chapitre.
«Les modèles de langage sur lesquels l’IA se fonde exigent d’énormes capacités de calcul pour s’entraîner sur des milliards de données et nécessitent l’utilisation de dizaines de milliers de processeurs graphiques (GPU). Mais des géants comme OpenAI, Microsoft ou Google ne publient pas les informations permettant de calculer et de révéler leur empreinte carbone.»
Sasha Luccioni,
Chercheuse en éthique de l’IA
Au cours des derniers mois, des entreprises actives en IA ont même abandonné leurs engagements en matière de carboneutralité, a observé Matthieu Dugal. On a vu aussi des reportages dans les médias faisant état d’une sous-estimation chronique de la consommation d’énergie des centres d’hébergement et de traitement de données. «L’utilisation d’énergie par les compagnies serait, dit-on, 600 % supérieure aux chiffres qu’elles ont publiés», a indiqué le journaliste.
En décembre dernier, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a révélé qu’elle ne disposait pas de chiffres dans ce domaine. «On parle ici de 3 % à 6 % de la production mondiale totale d’énergie, a souligné Sasha Luccioni. Il est important d’obtenir des chiffres pour pouvoir dire qu’on va privilégier telle ou telle technologie en IA, parce que son empreinte environnementale est moins importante. Il y a donc un trou dans l’analyse du cycle de vie de l’IA qu’on ne peut pas combler.»

Un nouveau joueur
Les deux experts ont échangé sur l’apparition d’un nouveau joueur dans la course aux innovations, soit le robot conversationnel DeepSeek, un modèle d’IA générative conçu par une entreprise chinoise éponyme, qui a grimpé en tête des téléchargements sur l’App Store. Le modèle surprend les analystes par sa capacité à égaler les performances de ses principaux concurrents. Disponible en application ou sur ordinateur, il offre de nombreuses fonctionnalités similaires à celles de ses compétiteurs. DeepSeek affirme n’avoir dépensé que 5,6 millions de dollars pour développer son modèle, une somme dérisoire comparée aux milliards investis par les géants américains. Son fonctionnement serait beaucoup plus efficace du point de vue de la consommation d’énergie, même si cela ne veut pas dire que son empreinte carbone est à négliger.
«Tous les systèmes d’IA ont un coût environnemental.»
Sasha Luccioni
DeepSeek partage, par ailleurs, les limites de nombreux agents conversationnels chinois. Lorsqu’il est interrogé sur des sujets sensibles, comme par exemple le président Xi Jinping ou le sort réservé à la minorité musulmane ouïghoure, il préfère éviter le sujet et propose de «parler d’autre chose».
En ce qui concerne Stargate, le projet pharaonique de l’administration Trump, Matthieu Dugal a rappelé qu’il réunit des joueurs tels que OpenAi, créateur de ChatGPT, Oracle et SoftBank et qu’il prévoit des investissements de 500 milliards de dollars dans des infrastructures d’IA d’ici 2029.
«Le paradigme est bigger is better, comme si plus le modèle d’IA est gros et plus il traite de données, meilleur il est, a lancé la diplômée. Certes, de tels modèles permettent de livrer des informations très précises sur toutes sortes de sujets, mais cela ne signifie pas qu’ils sont infaillibles.»
Insuffler un esprit critique
«Quand on entend certains promoteurs de l’IA, on a l’impression de vivre dans un monde aux ressources infinies, alors que l’on est au bord du gouffre sur le plan environnemental. Partagez-vous mon angoisse?», a demandé Matthieu Dugal.
«Il faudrait que l’enseignement de l’informatique et de tout ce qui touche les avancées technologiques soit moins théorique et repose davantage sur une réflexion critique. On parle beaucoup de performance des modèles et des applications, mais on aborde très peu les impacts sociétaux et environnementaux.»
Sasha Luccioni
Matthieu Dugal a ensuite interrogé la chercheuse sur la volonté de certaines entreprises de haute technologie de remettre en marche des centrales nucléaires pour alimenter des centres de données. «Leur philosophie consiste à dire: “Essayons-le”. Pour moi, ça n’a pas de sens. À plusieurs endroits aux États-Unis, on a même remis sur pied des centrales au charbon, ce qui est aussi absurde d’un point de vue environnemental.»
Les centres de données consomment aussi énormément d’eau. «Ces immenses centres génèrent beaucoup de chaleur et pour refroidir les microprocesseurs, on utilise de l’eau, a fait remarquer Sasha Luccioni. De plus, une partie de cette eau réchauffée est relâchée dans la nature, affectant les écosystèmes.»
Des raisons d’espérer?
Il y a 30 ans, on disait qu’internet allait favoriser la paix dans le monde et la démocratie. «Aujourd’hui, avons-nous encore des raisons d’espérer?», a demandé Matthieu Dugal.
«Depuis l’arrivée de l’IA, il y a eu des hauts et des bas, des succès et des échecs. Chose certaine, si on ne fait rien pour réguler les systèmes d’IA, on risque d’accélérer la crise environnementale et d’accentuer la fracture numérique, notamment entre les langues majoritaires et minoritaires, entre les pays ayant les ressources technologiques et ceux qui en ont moins», a souligné Sasha Lucciani.
Selon la chercheuse, beaucoup d’États naviguent à l’aveugle. «Tous ne sont pas prêts à légiférer, mais un consensus se dégage peu à peu autour de la nécessité d’exiger plus de transparence des entreprises engagées en IA. Il faut commencer par ça.»
L’idée n’est pas de s’opposer à l’IA, qui est déjà présente dans une foule de domaines. L’IA peut aider les écologistes, les scientifiques et les décideurs dans l’identification, par exemple, des risques d’inondation et le suivi de la biodiversité, et ce, avec des outils moins lourds qu’un modèle de langage comme ChatGPT.
Tous les outils fondés sur l’IA n’ont pas le même coût environnemental, a rappelé Sasha Luccioni. «Dans la vie de tous les jours, quand on se déplace pour aller d’un point A à un point B, on a le choix d’utiliser la voiture, le métro, le vélo ou la marche. C’est pareil pour l’IA. On doit choisir les bons outils et les utiliser judicieusement, de manière responsable.»
L’événement a rassemblé plus de 300 personnes. Il était organisé en collaboration avec le Consul général de France à Québec, en prévision du Sommet pour l’action en intelligence artificielle – auquel participera Sasha Luccioni –, qui se tiendra à Paris les 10 et 11 février prochains.
L’enregistrement de la soirée sera disponible sur la chaîne YouTube du Cœur des sciences très prochainement.