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Gérer les communautés en ligne: un travail invisible

Camille Alloing a documenté la dimension émotionnelle de ce travail au moyen d’une série d’entretiens.

Par Claude Gauvreau

24 janvier 2025 à 14 h 24

Le professeur du Département de communication sociale et publique Camille Alloing s’intéresse à un phénomène peu étudié: les mutations engendrées par le développement de ce qu’il appelle une «économie numérique des affects». Grâce à une subvention obtenue en 2021 dans le cadre du programme Développement Savoir du CRSH, il a mené la première enquête au Québec sur le sujet. Il s’y intéresse au travail des gestionnaires de communauté en ligne – notamment sa dimension émotionnelle –, qui œuvrent au sein d’organisations ou d’entreprises, privées et publiques, actives sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, TikTok).

Camille Alloing dirige le LabFluens, un laboratoire de recherche sur l’influence et la communication. «Depuis une dizaine d’années, les plateformes numériques conçoivent les émotions comme un levier efficace pour attirer l’attention sur des contenus, particulièrement publicitaires, observe-t-il. Elles ont développé des technologies et des fonctionnalités visant à orienter les usages des publics par les affects, en suscitant une émotion, un sentiment et, si possible, une action. Tout cela contribue à façonner la manière de communiquer en ligne.»

Le professeur et son équipe ont mené une trentaine d’entretiens avec des gestionnaires de communauté en ligne, soit des professionnels de la communication, des relations publiques ou du marketing, qui agissent aussi en tant que modérateurs ou modératrices de contenus. Ils ont analysé leurs interactions avec différents publics et plus de 3 000 publications sur Facebook et Instagram. Les gestionnaires provenaient, entre autres, d’institutions publiques, d’entreprises commerciales qui vendent des biens et des services, d’organismes culturels et communautaires ainsi que de médias et d’universités.

Pour ces différentes organisations, il est important de pouvoir compter sur des gestionnaires de communauté afin de jauger leur visibilité et leur réputation, note Camille Alloing. «Elles ont besoin de ces personnes pour faire circuler des contenus sur les réseaux sociaux, pour répondre aux questions, aux attentes et aux plaintes des internautes et, surtout, pour les faire réagir en les incitant à partager et à commenter les informations qui leur sont transmises. Jouant un rôle d’interface, les gestionnaires de communautés effectuent un travail invisibilisé et peu reconnu.»


Une «plateformisation» du travail

La première partie de la recherche est consacrée au contexte de travail sur les plateformes numériques. En effet, les gestionnaires de communautés doivent composer avec les règles de fonctionnement des plateformes. «Celles-ci émettent des recommandations, prescrivent les bonnes ou mauvaises pratiques de communication, créent des outils standardisés, lesquels génèrent des conventions et des routines. C’est ce qu’on appelle la “plateformisation” du travail.»

La production d’information par les gestionnaires de communautés est, jusqu’à un certain point, orientée par les plateformes, qui comportent chacune leur style et leurs fonctionnalités, notamment les leviers dits émotionnels tels que les photos, vidéos et sons. De leur côté, les usagers du web réagissent en utilisant les émoticônes – émojis, cœurs, likes –, qui sont autant de représentations symboliques d’une émotion, d’un état d’esprit ou d’un ressenti, ou en formulant des commentaires.

Évidemment, les plateformes ont intérêt à ce qu’il y ait le plus d’interactions possible entre les organisations et leurs publics, insiste le chercheur.

«Plus on incite les usagers à cliquer et à réagir, plus les plateformes peuvent recueillir des données sur les goûts et intérêts des internautes, améliorer leurs algorithmes de recommandation et affiner leur offre publicitaire.»

Camille Alloing,

Professeur au Département de communication sociale et publique

D’ailleurs, dès qu’une organisation parvient à générer un volume important de clics, les autres ont tendance à l’imiter, contribuant ainsi à la standardisation des pratiques.


Apprendre sur le tas

Gérer une communauté en ligne et modérer des contenus sur le web exigent des compétences qui sont peu enseignées dans les cégeps et les universités, souligne Camille Alloing. À l’UQAM, la Faculté de communication offre un programme de certificat en communication – médias sociaux et organisation, qui vise à former des professionnels capables d’animer et de fédérer pour une organisation ou une entreprise les échanges qu’elles entretiennent avec leurs publics sur internet et les réseaux socio-numériques.

«Les gestionnaires de communautés sont généralement des autodidactes qui apprennent sur le tas, en accomplissant leurs tâches. Cela n’empêche pas ces personnes d’éprouver le besoin de développer une réflexion critique sur leur pratique.»

Selon le professeur, il faut développer des formations portant à la fois sur les pratiques (interactions en ligne, modération des contenus, éthique des relations avec les internautes) et leur évaluation (prise en compte du caractère invisible du travail et de l’intensité des interactions en fonction des publics ou des secteurs d’activités, et développement d’indicateurs de mesure au-delà des statistiques des plateformes).

Avec la croissance des réseaux sociaux, les offres d’emploi pour occuper un poste de gestionnaire de communauté ont beaucoup augmenté, mais il est difficile d’établir un inventaire précis, remarque Camille Alloing. «Chaque année, dans mon cours sur les relations publiques et les réseaux sociaux, j’ai des étudiants qui, parallèlement à leurs études, accomplissent ce type de travail, que ce soit pour des entreprises médiatiques ou de relations publiques. Pour eux, cela représente une porte d’entrée dans le monde des communications numériques.»


Réguler les émotions

Les gestionnaires de communautés doivent non seulement répondre aux attentes de leur employeur en générant des publications, des interactions et des clics, mais ils doivent aussi réguler des émotions, les leurs et celles exprimées par les internautes, une tâche centrale dans leur travail. «Plus le niveau d’investissement personnel des gestionnaires est élevé, plus ceux-ci sont affectés par les réactions des usagers, surtout quand elles sont négatives, indique le chercheur. Mais les gestionnaires ne peuvent rien laisser paraître et doivent démontrer leur empathie.»

Dans les entretiens, les gestionnaires ont parlé de l’environnement toxique sur les réseaux sociaux – agressivité, insultes, attaques personnelles –, qui a d’ailleurs incité certaines organisations à suspendre ou à supprimer le module de commentaires sur leur page Facebook. «Ce phénomène s’est aggravé durant la pandémie de Covid-19, alors que le volume de publications et d’interactions entre les organisations et leurs publics a explosé, observe Camille Alloing. Plusieurs gestionnaires se sont retrouvés en mode télétravail et se sont sentis davantage isolés.».

Dans les secteurs où les gestionnaires interagissent avec de petites communautés, comme dans le milieu communautaire ou celui des OBNL, les choses se déroulent plutôt bien. «Dans d’autres secteurs, toutefois, la nature même des produits ou services proposés génère des interactions plus intenses, constate le professeur. C’est le cas dans certains ministères, celui de la Justice, par exemple, dans les organisations liées à la santé, dans certaines entreprises commerciales, notamment dans la restauration, et dans des entreprises médiatiques.»

Fatigue professionnelle

Le travail des gestionnaires de communauté suppose une présence en ligne quasi permanente. Sous surveillance, ces personnes doivent avoir une bonne connaissance des besoins et intérêts de leurs publics, tout en gardant en tête les préoccupations de leur employeur. Tout cela génère beaucoup de fatigue professionnelle et un sentiment de mal-être.

«Parmi les hommes et les femmes que nous avons rencontrés, plusieurs se sentaient isolés, peu soutenus, voire incompris par leur organisation.»

«Si certaines personnes disaient apprécier la part d’autonomie et de créativité associée à leur travail, d’autres ont confié vivre de la détresse, relève Camille Alloing. À la maison, dès qu’elles ouvrent leur téléphone, elles sont submergées de notifications, car leur compte personnel est souvent lié à celui de leur organisation.»

Le professeur souhaite que les résultats de la recherche puissent servir aux gestionnaires qui veulent faire reconnaître leurs compétences et, surtout, la dimension émotionnelle de leur travail. «Plusieurs témoignages exprimaient le besoin d’être entendu, valorisé et accompagné.»

Pouvoir se déconnecter physiquement et psychologiquement, tracer une frontière entre vie privée et vie professionnelle devrait faire partie inhérente de tout travail de communication en ligne, «un travail qui pourrait faire l’objet d’une régulation, voire d’un encadrement contractuel au sein des organisations ou entreprises», conclut Camille Alloing.