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Les pratiques artistiques des personnes sourdes et handicapées

Un rapport de recherche met en lumière le manque de reconnaissance, d’équité et de soutien des institutions culturelles envers ces artistes.

Par Valérie Martin

5 mars 2021 à 9 h 03

Mis à jour le 30 mars 2021 à 17 h 03

Les artistes sourds et handicapés rencontrent plusieurs problèmes liés au financement, à l’accessibilité, à la représentation culturelle, à la communication ainsi qu’en matière d’équité et d’inclusion dans les milieux culturels, artistiques et médiatiques. Photo: Les chorégraphes et danseuses Danielle Peers et Alice Sheppard, de la Disability Dance Works. Image tirée du film Inclinations (2019). 

Quelles sont les pratiques artistiques des personnes sourdes et handicapées au Canada? Qui sont ces artistes au statut particulier? Quels problèmes rencontrent-ils dans leur quotidien? Que proposent ces artistes pour rendre les milieux artistiques et culturels plus équitables, inclusifs et accessibles? La recherche dirigée par la professeure du Département de communication sociale et publique Véro Leduc, en collaboration avec le Conseil des arts du Canada, dresse un portrait de la situation des artistes sourds et handicapés au pays tout en proposant différentes pistes de solution pour améliorer les pratiques au sein des institutions culturelles.

Afin de dresser un état des lieux, 85 participantes et participants, parmi lesquels des personnes artistes sourdes et handicapées et des travailleuses et travailleurs alliés des milieux artistiques, ont pris part à des entrevues et à des groupes de discussion tenus dans huit villes canadiennes durant l’été 2018. Les entretiens ont été réalisés en anglais, en français, en langue des signes québécoise et en langue des signes américaine. «C’est le premier projet de recherche pancanadien à inclure des personnes en situation de handicap et des personnes sourdes en tant que membres de l’équipe de recherche», affirme Mouloud Boukala, professeur à l’École des médias et cochercheur du projet, auquel a également collaboré Joëlle Rouleau, du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal. «La réponse des répondantes et répondants a été très enthousiaste», poursuit le chercheur, qui a aussi participé à la mise en œuvre du programme court de 2e cycle Handicap et sourditude: droits et citoyenneté, en collaboration avec les professeurs Véro Leduc, qui est devenue, en 2017, la première personne sourde à occuper un poste de professeure dans une université au Québec, Mireille Tremblay et Jean Horvais.

Un outil précieux

Le document de recherche se veut également un outil destiné aux artistes sourds et handicapés ainsi qu’aux organismes culturels. Un répertoire des ressources, des témoignages d’artistes sourds et handicapés et un glossaire ont été inclus. Des termes tels qu’«audisme», «capacitisme» et «personne allié» y sont répertoriés et expliqués. Une fiche synthèse du projet de recherche a aussi été produite.

Les chercheurs ont identifié plusieurs problèmes rencontrés par les artistes liés au financement, à l’accessibilité, à la représentation culturelle, à la communication ainsi qu’en matière d’équité et d’inclusion dans les milieux culturels, artistiques et médiatiques. «Le langage trop complexe que l’on retrouve dans les demandes de financement pose problème, en particulier, pour les artistes ayant une déficience intellectuelle», illustre Mouloud Boukala. L’information pour remplir un formulaire ou obtenir une subvention n’est pas toujours disponible en langue des signes. Le chercheur note aussi des besoins importants pour du mentorat, «en particulier du mentorat par les pairs».

Moins bien payés

Les artistes sourds et handicapés sont aussi moins bien payés que les artistes entendants et non handicapés. «Ils et elles ne peuvent pas combiner une subvention reçue par le Conseil des arts et une pension pour personnes handicapées, observe le chercheur. Ils doivent choisir entre ces deux sources de revenu ou se voir imposer une pénalité financière.» Selon Mouloud Boukala, «il est impératif de mettre en place des mesures d’équité entre les différents programmes proposés par les organismes subventionnaires.»

«C’est le premier projet de recherche pancanadien à inclure des personnes en situation de handicap et des personnes sourdes en tant que membres de l’équipe de recherche.»

mouloud boukala,

Professeur à l’École des médias

Autre obstacle: l’accessibilité. «Les studios et coulisses ne sont pas toujours accessibles physiquement pour les personnes en fauteuil roulant, note Mouloud Boukala. La présence d’un interprète en langue des signes n’est pas toujours possible ou prévue à l’horaire.» Les institutions culturelles doivent faire l’effort d’être plus inclusives pour mieux accueillir le public handicapé, en mettant à sa disposition des rampes d’accès ou des corridors plus larges, par exemple.

Peu exposés

Les œuvres réalisées par les artistes sourds et handicapés sont rarement exposées dans des musées et des galeries d’art. «Elles sont davantage diffusées dans des centres communautaires ou de petites galeries, relève Mouloud Boukala. Les artistes sourds et handicapés utilisent le web pour diffuser leurs œuvres, briser l’isolement et partager des ressources.» Selon le chercheur, il y a encore beaucoup à faire «pour amener les galeristes, conservatrices et conservateurs de musées à présenter de tels artistes ou à proposer des têtes d’affiches sourdes ou handicapées lors de grands événements». Les musées commencent toutefois à être plus inclusifs, fait remarquer le chercheur. «Il faut dépasser le concept de la démocratisation culturelle pour en arriver à la citoyenneté culturelle, dit-il. Les artistes sourds et handicapés sont des artistes à part entière.»

Les artistes sourds et handicapés plaident également pour une meilleure reconnaissance de leur statut professionnel. «Ils et elles arrivent à produire des œuvres de qualité, peu importe la pratique artistique», précise le chercheur.

Le handicap, une tragédie?

Les répondantes et répondants interrogés dénoncent la manière dont les personnes «capacitées»  (non-handicapées et entendantes) abordent ou s’imaginent le handicap et la surdité. «Une répondante a confié aux chercheurs que, chaque fois qu’on lui propose un rôle, on insiste sur le handicap ou l’état de surdité du personnage, rapporte Mouloud Boukala. Trop d’histoires mettent l’emphase sur les aspects tragiques du handicap.»

«Il faut sensibiliser la population au capacitisme et à l’audisme, un ensemble de croyances, d’actions et d’attitudes valorisant les personnes capacitées et leur manière de vivre au détriment d’une diversité de mobilités et de langues.»

mouloud boukala,

Professeur à l’École des médias

La plupart des personnes sourdes se considèrent comme des membres d’une minorité linguistique et culturelle. «Elles déplorent le fait que les personnages sourds soient encore trop souvent interprétés par des actrices et acteurs entendants», dit le professeur. Pour contrer l’appropriation culturelle, les répondantes et répondants suggèrent de développer une politique de la représentation culturelle au sein des institutions. «Il faut mettre fin aux stéréotypes et au manque de diversité dans les milieux artistiques et culturels», insiste Mouloud Boukala. Au sein des organismes subventionnaires, il faut déconstruire certains systèmes normatifs, embaucher et intégrer davantage de personnes sourdes et handicapées qui connaissent le milieu des arts et comprennent les besoins des personnes sourdes et handicapées. «Il faut sensibiliser la population au capacitisme et à l’audisme, un ensemble de croyances, d’actions et d’attitudes valorisant les personnes capacitées et leur manière de vivre au détriment d’une diversité de mobilités et de langues», poursuit le chercheur.

Quand il est question de travailler avec des personnes handicapées ou sourdes, les dramaturges, les metteuses et metteurs en scène et autres chorégraphes doivent s’adapter et revoir, notamment, leur notion du temps. «La temporalité handicapée est différente, plus flexible, note Mouloud Boukala. Le processus de création et de mise sur pied du spectacle peut prendre plus de temps.» Si le spectacle est interprété en langue des signes, la disposition de l’interprète est fort importante puisque les personnes sourdes qui assistent à la représentation doivent regarder à la fois le spectacle et l’interprète. «Cela soulève toutes sortes d’enjeux artistiques», souligne le chercheur.

Plusieurs des artistes sourds et handicapés interrogés revendiquent leur appartenance aux minorités sourdes et handicapées, se servent de leur handicap comme moteur de création, déconstruisent les préjugés, transforment les représentations culturelles tout en créant du changement social. Les pratiques artistiques des personnes sourdes et handicapées restent toutefois méconnues des personnes capacitées. «Il existe un manque de connaissance et de curiosité de la part de la culture dominante, remarque Mouloud Boukala. On croit à tort que les personnes sourdes ne perçoivent pas la musique et ne peuvent donc en faire. Des personnes sourdes telles que la professeure Véro Leduc sont pourtant musiciennes.»