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Panne de l’ascenseur social au Canada

Pendant que les inégalités de revenus augmentent, la mobilité sociale intergénérationnelle s’affaiblit, révèle une étude.

Par Claude Gauvreau

18 mars 2021 à 13 h 03

Mis à jour le 18 mars 2021 à 13 h 03

La mobilité sociale est encore plus faible dans la tranche des revenus les plus bas.Photo: Getty/Images

Les personnes qui se trouvent au bas de l’échelle sociale au Canada éprouvent de plus en plus de difficultés à changer de statut socio-économique. Non seulement les inégalités entre riches et pauvres ont augmenté depuis le début des années 1960, mais la probabilité qu’un enfant accède à un meilleur revenu que celui de ses parents a diminué, révèle une étude menée  par les professeures du Département des sciences économiques Marie Connolly et Catherine Haeck, et par le chercheur David Lapierre (M.A. économique, 2016), dont les résultats sont présentés dans l’article «Tendances de la mobilité intergénérationnelle du revenu et de l’inégalité du revenu au Canada».

«Nous avons travaillé en collaboration avec Statistique Canada à partir de données fiscales afin d’établir des comparaisons intergénérationnelles en matière de mobilité du revenu, explique Marie Connolly, directrice du Groupe de recherche sur le capital humain. Pour comprendre à quel point le revenu d’une personne est influencé par celui de ses parents et de quelle manière il a évolué dans le temps, nous avons utilisé les données sur les jeunes nés dans les années 1960, 1970 et 1980.»

Jusqu’à tout récemment, il n’était pas possible de comparer la mobilité intergénérationnelle du revenu des différentes cohortes de naissance au Canada, en raison du manque de données. «La situation a changé avec l’ajout de nouvelles cohortes à la Base de données sur la mobilité intergénérationnelle du revenu (BDMIR) de Statistique Canada, remarque la professeure. Élaborée au milieu des années 1990, cette base contient des données fiscales longitudinales de cohortes successives de parents et de leurs enfants.» Les cohortes initiales de la BDMIR concernaient les enfants nés entre 1963 et 1970, inclusivement, lesquels étaient observés à l’adolescence en 1982, en 1984 et en 1986. Des cohortes plus récentes de personnes nées entre 1972 et 1985 ont été ajoutées à la base de données.

Pour mener leur recherche, Marie Connolly et Catherine Haeck ont obtenu un appui financier du Fonds de recherche du Québec Société et culture (FRQSC), dans le cadre d’un programme d’action concertée visant à soutenir des projets de recherche sur la pauvreté et l’exclusion sociale.

«La mobilité sociale est encore plus faible dans la tranche des revenus les plus bas, ce qui signifie que le cycle de la pauvreté se reproduit d’une génération à l’autre.»

Marie Connolly,

Pofesseure au Département des sciences économiques

Baisse de la mobilité sociale

Afin de mesurer la mobilité intergénérationnelle du revenu au Canada, les chercheuses ont utilisé un échantillon composé de cinq cohortes de Canadiens, nés entre 1963 et 1985, et ont examiné leurs revenus à l’adolescence, alors qu’ils vivaient avec leurs parents, puis à l’âge adulte, soit à la fin de la vingtaine et au début de la trentaine. «Nos calculs indiquent que la relation entre le rang des enfants dans la répartition du revenu et celui de leurs parents devient plus forte au fil du temps dans les cinq cohortes, dit la professeure. En d’autres termes, la corrélation entre revenu d’un enfant à l’âge adulte et le revenu de ses parents suit une tendance croissante, depuis la cohorte de naissance de 1963 à 1966 jusqu’à celle de 1982 à 1985.»

Concernant les enfants nés dans les familles du quintile le plus pauvre, la probabilité qu’ils en soient au même point une fois parvenus à l’âge adulte est passée de 27 % à près de 33 %, entre la plus ancienne cohorte et la plus récente. «La mobilité sociale est encore plus faible dans la tranche des revenus les plus bas, ce qui signifie que le cycle de la pauvreté se reproduit d’une génération à l’autre», souligne Marie Connolly.

Cette baisse de la mobilité sociale se remarque tant à l’échelle nationale que provinciale ou territoriale, mais dans une proportion moins grande au Québec que dans d’autres provinces, comme le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta, la Colombie-Britannique et l’Ontario. «Cela est probablement attribuable au filet social dont le Québec s’est doté au fil des ans et à ses efforts dans la lutte contre la pauvreté», observe la chercheuse. Le régime d’assurance-médicaments, le système public de services de garde, les programmes de supplément du revenu, le régime d’assurance parentale et la politique d’équité salariale sont autant de mesures ayant permis d’atténuer les effets de la hausse des inégalités de revenus.

Inégalités du revenu

La recherche souligne que l’inégalité du revenu est en progression au Canada, comme dans la plupart des autres régions du monde. «Au Canada, la part du revenu national accaparée par la tranche de 1 % des personnes les plus riches a augmenté de 1980 à 2010, passant de 8,9 % à 13,6 %, indique Marie Connolly. Au cours de la même période, elle a progressé encore davantage aux États-Unis, grimpant de 10,7 % à 19,8 %, ainsi qu’au Royaume-Uni, où elle est passée de 5,9 % à 12,5 %.»

Le Canada se situe en fait au milieu du peloton, derrière les pays d’Europe du Nord (Suède, Norvège, Danemark), assez près de l’Allemagne et de l’Australie, et loin devant les États-Unis et le Royaume-Uni.

Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’accroissement des inégalités du revenu au cours des dernières décennies. Certains observateurs pointent du doigt le rétrécissement des programmes sociaux et les baisses d’impôt, d’autres insistent sur la baisse du taux de syndicalisation, d’autres encore relèvent l’essor des technologies, dont l’évolution rapide a fait augmenter la demande en travailleurs qualifiés auxquels sont attribués les meilleurs salaires, ou bien la forte concurrence de pays tels que la Chine, l’Inde ou la Corée, qui a frappé de plein fouet le secteur manufacturier et forcé les entreprises à réduire leurs coûts de main-d’œuvre. Enfin, la financiarisation de l’économie a favorisé, à partir de la fin des années 1990, la délocalisation de la production et une pression à la baisse sur les salaires.

Plus une société est inégalitaire, plus il est difficile de changer de statut socio-économique. Les économistes appellent cette relation «la courbe de Gatsby le magnifique».

Corrélation entre inégalités et mobilité

À l’instar d’autres travaux récents, Marie Connolly, Catherine Haeck et David Lapierre mettent en lumière la corrélation entre l’accroissement des inégalités du revenu et la faible mobilité sociale, indiquant ainsi que plus une société est inégalitaire, plus il est difficile de changer de statut socio-économique. Les économistes appellent cette relation «la courbe de Gatsby le magnifique», en référence au personnage du célèbre roman de l’écrivain américain Francis Scott Fitzgerald. «De plus grandes inégalités semblent aller de pair avec une plus faible mobilité sociale, souligne Marie Connolly. À ce stade-ci de nos recherches, nous n’établissons pas un rapport direct de cause à effet, mais une corrélation.»

Ce qui est en jeu, dit la chercheuse, c’est le fonctionnement de l’ascenseur social. «Si on se représente la distribution des revenus comme une échelle où chaque marche constitue un point de la distribution, l’accroissement des inégalités entre les revenus fait en sorte que la distance entre les marches s’accroît avec le temps. Plus les marches sont hautes, plus il devient difficile de s’élever dans l’échelle sociale.»

Prochaine étape

Les deux professeures ont l’intention de poursuivre leurs recherches dans la même voie, en exploitant au maximum les microdonnées de Statistique Canada dans le but de mieux comprendre les causes de l’accroissement de inégalités et de l’affaiblissement de la mobilité. De nombreuses questions demeurent. Comment expliquer que la mobilité soit plus faible dans une région du pays que dans une autre? Que faire pour éviter que la mobilité continue de se détériorer d’une génération à l’autre? Y a-t-il des leviers que l’on peut utiliser pour agir sur les mécanismes à l’œuvre?

«Nous voulons examiner les inégalités et la mobilité de revenu dans les différentes régions du Québec et analyser la transmission de la richesse, incluant le patrimoine, d’une génération à l’autre, dit Marie Connolly. Puis, nous allons croiser les données fiscales de la mobilité intergénérationnelle du revenu et celles du recensement (niveau d’éducation, professions, statut d’immigration).»

Le niveau d’éducation des femmes sera aussi sous la loupe des chercheuses. «Entre les cohortes de 1963 et de 1985, on constate une hausse du niveau d’éducation des femmes, ce qui a probablement contribué à atténuer la baisse de la mobilité sociale. Il est important d’analyser le rôle joué par les dépenses de l’État en éducation et en santé, et celui des politiques sociales en général, lesquelles peuvent favoriser une plus grande égalité des chances.»