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On estime que les effets des événements dits aversifs de la vie – séparation, deuil, accident, catastrophe naturelle – sont responsables de près de 50 % de tous les problèmes de santé mentale dans le monde: anxiété, dépression, trouble de la personnalité, idées ou comportements suicidaires, etc. De plus, les coûts économiques et sociaux qui leur sont associés s’avèrent astronomiques. Aux États-Unis, par exemple, ces coûts dépassent annuellement les 200 milliards de dollars. On sait peu de choses, toutefois, sur la façon dont ces événements influencent la santé mentale, même des décennies après leur survenue, et les interventions pour enrayer leurs effets délétères demeurent peu efficaces.
Pour mieux comprendre comment ces événements affectent le bien-être mental, le professeur du Département de psychologie Frédérick Philippe, titulaire de la nouvelle Chaire de recherche stratégique sur la mémoire des événements aversifs et la santé mentale, vise à identifier les mécanismes psychologiques qui en sont responsables. Il s’appuiera sur des modèles théoriques récents, lesquels montrent que c’est la façon dont les événements sont encodés dans notre mémoire sous forme de souvenirs qui influence la santé mentale. Le chercheur développera également des méthodes d’intervention pour modifier ces souvenirs et en réduire les effets nocifs.
Il existe différents types d’événements aversifs. Certains, comme les catastrophes naturelles (inondations, tremblements de terre) ou la crise sanitaire que l’on vit depuis un an, ont un caractère collectif et touchent une population donnée. D’autres, tels que le deuil, la violence conjugale ou un abus sexuel, concernent plutôt des individus. Mais tous sont susceptibles d’engendrer des problèmes de santé mentale, dit Frédérick Philippe.
«Ces événements, en soi, ne créent pas toujours des difficultés, mais ils réactivent souvent le souvenir d’autres événements douloureux vécus dans le passé, auxquels est associée une forme de détresse et qui sont demeurés ancrés dans notre mémoire. Cette réactivation peut entraîner un déséquilibre dans le fonctionnement psychologique des personnes.»
«Plus l’intégration affective et cognitive des souvenirs est forte, plus on a de chances d’être résilients ou de ne pas être perturbés par des événements de vie aversifs.»
Frédérick Philippe,
Professeur au Département de psychologie
Quels mécanismes psychologiques?
Le premier axe de recherche de la Chaire portera sur les mécanismes psychologiques sous-jacents à l’intégration des souvenirs d’événements aversifs. «Nous avons tous des souvenirs épisodiques qui sont la trace sensorielle et affective d’événements de la vie encodés dans notre mémoire et qui s’associent automatiquement à d’autres souvenirs personnels, pour former des réseaux, explique Frédérick Philippe. L’hippocampe, siège de la mémoire dans le cerveau, se charge de cette association en traitant et récupérant la mémoire épisodique, liée aux faits et aux événements, et la mémoire spatiale.» Ainsi deux événements survenus dans un même lieu ou une même émotion vécue lors de deux événements différents seront automatiquement associés.
Deux types d’intégration des souvenirs, affective et cognitive, peuvent survenir. L’intégration affective correspond à la capacité d’un souvenir frustrant des besoins psychologiques de base, comme dans le cas d’un événement aversif, de se combiner à d’autres souvenirs caractérisés, eux, par une satisfaction de ces mêmes besoins. On parle de besoins psychologiques d’affiliation (se lier aux autres), de compétence (sentiment de pouvoir interagir de manière efficace avec l’environnement) et d’autonomie (sentiment de liberté de choix et d’expression). L’intégration cognitive, quant à elle, correspond à la capacité d’un souvenir épisodique de se combiner à d’autres afin de donner un sens à l’événement. «Plus l’intégration affective et cognitive des souvenirs est forte, plus on a de chances d’être résilients ou de ne pas être perturbés par des événements de vie aversifs,», dit Frédérick Philippe.
Pour mesurer le degré d’intégration des souvenirs, le chercheur s’appuiera sur deux études. La première, présentement en cours auprès d’un échantillon de 1 000 personnes, examine comment la pandémie de COVID-19 réactive des souvenirs d’événements du passé et dans quelle mesure leur faible intégration peut prédire des problèmes de santé mentale, comme le syndrome de stress post-traumatique. Une autre recherche porte sur l’intégration de souvenirs d’événements également liés à la COVID-19 et leur effet sur le cortisol, l’hormone biologique du stress.
Reconsolider les souvenirs
Pour réduire l’impact délétère sur la santé mentale de souvenirs aversifs faiblement intégrés, il est nécessaire d’enrayer leur charge négative, c’est-à-dire de les reconsolider. Cette approche est au cœur du deuxième axe de recherche de la chaire du professeur. «Chaque fois que la trace mnésique d’un souvenir est réactivée par un indice extérieur ou un rappel délibéré, ce souvenir devient labile ou susceptible de changer, indique Frédérick Philippe. Si de nouvelles informations interfèrent avec la trace du souvenir, ce dernier sera réencodé avec ces nouvelles informations.»
Le professeur met présentement au point une méthode qui facilite l’intégration affective en abaissant la charge négative d’un souvenir aversif. Ainsi, il teste une technique tablant sur la consommation de glucose, qui vise à réduire la participation du système émotionnel négatif du cerveau. «Le glucose facilite l’activation des régions cérébrales liées à la sensation de plaisir, comme le système dopaminergique, qui sont opposées à celles associées au sentiment de détresse, explique le chercheur. Pour utiliser une image simple, pensons à quelqu’un qui décide de manger de la crème glacée pour tromper son état de tristesse.»
L’autre méthode de reconsolidation est de type cognitif. On travaille sur le raisonnement autobiographique de la personne. Il s’agit d’intégrer un souvenir aversif en favorisant de nouvelles associations entre celui-ci et d’autres souvenirs personnels, ce qui permet l’émergence d’un sens rassurant. «Ces méthodes constituent une solution alternative à d’autres interventions qui utilisent des drogues fortes, dont les effets secondaires sont nocifs», observe le professeur.
Un créneau novateur
Les recherches de Frédérick Philippe s’inscrivent dans un créneau de recherche novateur, qui pourrait contribuer à la reconnaissance de l’UQAM comme un pôle d’excellence dans ce domaine. «Évidemment, on savait déjà que les gens ayant vécu des événements difficiles ou traumatiques sont susceptibles de connaître des problèmes de santé mentale, dit le chercheur. Mais nous devons mieux comprendre par quels processus ces événements s’ancrent dans la mémoire et s’il est possible d’en transformer les souvenirs pour contrer leurs effets négatifs sur la santé psychologique.»
Grâces à ses travaux, Frédérick Philippe vise à jeter les bases de la création d’un réseau québécois de recherche et d’intervention sur la santé mentale, liée aux événements de vie aversifs. «Ce domaine couvre divers champs de la psychologie (neuropsychologie, psychologique clinique, psychologie sociale et de la personnalité), et aussi plusieurs autres disciplines (psychiatrie, médecine, criminologie, sexologie), observe le professeur. Plutôt que de travailler en silo, il s’agit de réunir ces expertises autour de la thématique générale des événements aversifs, puis d’établir des liens avec des chercheurs à l’international.»
La Chaire comporte, par ailleurs, un important volet consacré au transfert de connaissances. Le programme de recherche de Frédérick Philippe s’insère dans une perspective de prévention et de promotion de la santé mentale dans la population en général, sans viser un groupe particulier. «Les événements aversifs ne sont pas anodins, souligne le professeur. S’efforcer de les oublier ou se dire qu’ils appartiennent au passé ne constitue pas une solution. Dans le domaine de la santé mentale, il est important de développer des outils psycho-éducatifs qui soient accessibles au plus grand nombre. La Chaire pourrait ainsi devenir un levier d’information et de sensibilisation pour la population québécoise concernant les effets des événements aversifs, ce qui permettrait de répondre à des besoins tant individuels que collectifs.»