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La mémoire en temps de confinement

Le manque de conversations anodines de bureau fait mal à notre mémoire.

Par Valérie Martin

19 avril 2021 à 15 h 04

Mis à jour le 20 avril 2021 à 12 h 04

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Depuis le début de la pandémie, «le cerveau manque de stimulations variées – plusieurs personnes disent s’ennuyer – et ce n’est pas un contexte idéal pour la mémorisation», souligne la professeure du Département de psychologie Isabelle Rouleau. Photo: Getty images

«La mémoire ne va pas bien depuis la pandémie», constate d’emblée la professeure du Département de psychologie Isabelle Rouleau, une spécialiste du cerveau qui s’intéresse, entre autres, à la mémoire. «Les jours se suivent et se ressemblent. Le cerveau manque de stimulations variées – plusieurs personnes disent s’ennuyer – et ce n’est pas un contexte idéal pour la mémorisation.»

Depuis le confinement, la perte des «conversations de cadre de porte» entre collègues de bureau nuit grandement à la mémoire. «Même si elles sont à priori insignifiantes, ces conversations non planifiées sont importantes pour la mémoire, note la neuropsychologue. Cela diversifie les sources d’informations qui se rendent jusqu’à nous. Il y a un partage.» Raconter notre dernière sortie au cinéma à une ou un collègue fait travailler le cerveau. «L’individu qui raconte une histoire doit structurer, organiser et résumer l’information. Tout ce travail profite à la mémoire», explique Isabelle Rouleau. Idem lorsqu’on vulgarise une information. «Nous sommes obligés de bien connaître l’information, puis de l’intégrer pour la transmettre», poursuit la professeure.

Bénéfiques périodes tampons

La mémoire bénéficie de la richesse des périodes tampons entre les évènements. «Normalement, nous nous déplaçons d’un endroit à l’autre pour rencontrer des gens ou pour faire différentes activités après le travail, note la professeure. Lorsque nous allons, par exemple, à une réunion avec quelqu’un, nous pouvons penser à ce que nous allons lui dire. Après la rencontre, nous allons repenser à un élément de la conversation qui nous a frappés, qui nous amène à penser à un autre détail et ainsi de suite. Tout ce mouvement est favorable à la mémorisation.»

Si le cerveau a un tel besoin de mouvement pour se souvenir et emmagasiner des informations, c’est en partie dû à l’hippocampe – une structure au centre du cerveau impliquée dans la mémoire –, lequel est très sensible aux changements et aux déplacements. «L’hippocampe fait le lien entre l’épisode qu’on est en train de vivre et sa localisation dans l’espace, précise Isabelle Rouleau. Il fait l’association entre le temps et l’espace.» L’hippocampe va ainsi lier ensemble tous les souvenirs associés, par exemple, à un bon repas pris entre amis, de la liste musicale en passant par l’endroit, les plats proposés et les vins choisis, pour former un épisode dont nous nous souviendrons.

Mais à l’ère de la COVID-19, le quotidien est bien différent. «Désormais, il n’y a plus de déplacements, ni de périodes tampons. Nos conversations sont moins anodines et prennent la forme de conférences de type ZOOM, constate Isabelle Rouleau. Nous meublons notre journée avec une succession d’activités ou de conférences qui nous font oublier ce que l’on vient tout juste de faire. Nous sommes dans un flot continu et avons l’impression de travailler sans arrêt toute la journée, assis au même bureau!»

En plus d’être encabanés dans nos maisons, la situation actuelle nous fait aussi vivre un grand stress. «Même si nous avons appris à vivre avec les contraintes d’une pandémie, force est de constater que nous sommes fatigués et qu’il existe encore beaucoup d’inconnu face au futur, note la professeure. L’état de stress chronique nous rend plus préoccupés, donc moins disponibles pour encoder des informations.»

Les avantages de la présence en classe

Isabelle Rouleau se demande ce que les étudiantes et étudiants retiendront durant la pandémie. «Nous avons besoin d’indices contextuels pour enrichir nos traces de mémoire», rappelle-t-elle. Dans les classes virtuelles, le contexte est pauvre, très désincarné. Il y a peu d’éléments à voir et à observer. «Nous n’avons aucune idée de ce que font les étudiante et étudiants durant les cours: prennent-ils des notes? Tapent-ils des pieds? De nombreuses informations que nous pouvons habituellement déceler dans une classe nous échappent désormais, tant pour l’enseignante et l’enseignant que pour les autres membres de la classe», fait remarquer la professeure. Encore une fois, les espaces tampons n’existent plus. «Durant les pauses, les étudiantes et étudiants discutent normalement entre eux dans les corridors ou en allant cherchant un café, illustre Isabelle Rouleau. D’autres en profitent pour me poser des questions. En classe Zoom, rien de la sorte: les étudiantes et étudiants vont fermer leurs caméras et se retrouver seuls le temps de la pause.»

Bien qu’elle ne soit pas une spécialiste de la formation à distance, la professeure souligne le caractère un peu plus passif de l’apprentissage en ligne, du moins pour la mémorisation. «Je remarque que certaines personnes dans la classe ne semblent plus prendre de notes, puisqu’elles peuvent réécouter en tout temps l’enregistrement du cours sur la plateforme Moodle», souligne-t-elle. La prise de notes permet de synthétiser l’information en plus de garder le cerveau actif, ce qui permet de mieux mémoriser l’information. «De manière générale, j’ai l’impression qu’il y a plus d’action dans les cours en présentiel que dans les cours en ligne. Il semble manquer dans la formation à distance tout l’enrobage de la vie en classe normale nécessaire à une bonne mémorisation et, dans ce contexte, ce ne sont pas des conditions optimales», regrette la professeure.

Isabelle Rouleau est aussi chercheuse associée à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal, où elle s’intéresse, entre autres, aux effets du vieillissement sur la mémoire.