«On entre dans sa vie comme dans un écran. On enfile sa propre vie comme une combinaison digitale», écrivait, en 1996, le philosophe français Jean Baudrillard (1929-2007) dans son recueil d’essais Écran total. L’auteur y développait des réflexions incisives sur les écrans, leurs usages et leur viralité, soit bien avant l’ère du web participatif (ou web 2.0) et l’omniprésence des écrans dans la vie quotidienne.
Présentée au Centre de design, l’exposition Écran total, qui reprend le titre de cette œuvre de Jean Baudrillard, propose d’approfondir et de renouveler, de manière critique et réflexive, les observations et les intuitions du philosophe à l’ère actuelle du numérique et de la multiplication exponentielle des images. Les œuvres exposées dans le cadre de l’exposition sont mises en dialogue avec des photographies de Jean Baudrillard, présentées pour la première fois au Canada. Sept artistes internationaux invités participent à l’événement. Trois jeunes artistes – Charlie Doyon, Clint Enns et Xuan Ye – ont aussi été sélectionnés dans le cadre d’un concours lancé pour l’occasion. Le concours était destiné aux artistes et designers émergentes et émergents.
Le commissariat d’Écran total est assuré par les professeures Carole Lévesque et Amandine Alessandra, de l’École de design, Katharina Niemeyer, de l’École des médias, et Magali Uhl, du Département de sociologie, en collaboration avec la veuve du philosophe, Marine Baudrillard.
Trois expériences possibles
Outre l’exposition «physique» au Centre de design, deux autres expériences et médiations ont été mises en place: une vitrine extérieure, où les œuvres exposées se dévoilent dans leur hyperréalité, et un site web. Le site ecrantotal.uqam.ca présente le projet, les artistes et les œuvres sélectionnées pour l’exposition. Des vidéos des œuvres peuvent aussi être visionnées.
Écran total fera aussi partie de la programmation d’événements organisée par Arts letters & numbers (ALN), qui sera présentée au pavillon virtuel de la Biennale d’architecture de Venise, de mai à novembre 2021.
Cataclysmes, cyborgs et machine à faire de l’art
L’artiste montréalaise Charlie Doyon s’intéresse à l’effet de la technologie sur le corps et à la façon dont la surconsommation d’images à travers les médias, la télévision et les plateformes numériques nous désensibilise aux situations du monde réel. Sa série Corps abstraits (2021) se compose, entre autres, d’un masque de réalité virtuelle sur lequel ont été greffé trois téléphones cellulaire. Ces téléphones projettent des images qui forment les parties d’un visage. Mi humain, mi-machine, le cyborg ainsi créé offre une vision dystopique de l’effet des technologies sur les représentations de soi.
La pratique de l’auteur, vidéaste et cinéaste Clint Enns s’inscrit dans une démarche d’archéologie des médias, par l’assemblage de collections de photos vernaculaires, que ce soit en développant des pellicules argentiques achetées d’occasion ou en explorant des profils inactifs d’utilisateurs Flickr. Internet Vernacular – One Year Project 2004 (2021) présente 365 photos d’archives numériques datées de 2004 et trouvées sur la plateforme de partage Flickr: une femme endormie, un bébé dans un bain, un chaton couché sur un lit, etc. Des images banales, sans retouche et au contenu brut, qui nous ramènent au début des plateformes de partage de contenu, 10 ans avant l’avènement des téléphones intelligents. L’artiste a placé chaque photo sur un grand tableau noir, de manière à former une nouvelle œuvre aux mille couleurs.
Les peintures/collages numériques de la série Deep Aware Triads (vivirvivirvivir, 2021) de Xuan Ye représentent les systèmes et les phénomènes complexes liés aux données massives. Les images les composant sont créées à l’aide d’algorithmes ou encore grâce à différentes bases de données photographiques. L’artiste crée des installations et des performances multimédias synthétisant, tels des poèmes médiatiques, le langage, le code, le son, le corps, l’image, les données, la lumière et le temps.
La vidéo Energy Goast (2021), réalisée par les artistes Mishka Henner (France/Angleterre) et Vaseem Bhatti (Angleterre), propose en boucle des séquences d’images glanées sur le Web montrant des catastrophes naturelles – tremblement de terre, feux de forêt, inondations, etc. Filmées par des systèmes de surveillance, des webcaméras en direct ou par des observateurs au moyen d’un téléphone cellulaire, ces images témoignent de la force et de la puissance des cataclysmes, bande sonore à l’appui. La vidéo interroge notre rapport à la nature, tout en questionnant notre fascination pour ces scènes de destruction.
L’installation Out of Order /eBay (Broken Screens on Screen and Broken Screens) de la photographe américaine Penelope Umbrico consiste en une série d’écrans d’ordinateurs désuets suspendus et placés les uns à la suite des autres. Derrière ces surfaces transparentes quasi holographiques, un moniteur retransmet une séquence de motifs colorés et abstraits, lesquels sont obtenus en recadrant des photographies d’écrans défectueux. Dans le cadre de sa pratique, Penelope Umbrico contextualise des images sélectionnées et tirées de plateformes comme Flickr et Craigslist pour en interroger le rôle à l’ère de la culture numérique, et pour critiquer la banalisation de la société de consommation.
Dernière pièce de l’exposition mais non la moindre, la machine à faire de l’art de l’artiste canado-israélien Adam Basanta fonctionne de manière autonome grâce à un système reliant numériseurs et ordinateurs, lequel produit des images et les envoie à l’imprimante. L’œuvre All We’d Ever Need Is One Another (Trio) (2019) agit comme un mécanisme reproductif autosuffisant et indépendant de l’intervention humaine. En plaçant les technologies au sein de relations non conventionnelles et absurdes, Adam Basanta cherche à créer une faille dans leurs fonctionnements traditionnels, et ce, afin de réfléchir aux rôles de ces prothèses contemporaines avec lesquelles nous coexistons dans une écologie hybride.
Le dernier volet de l’exposition se déroule dans la cour extérieure du pavillon de Design. En jetant un œil derrière une vitrine à l’effet miroir, les visiteuses et visiteurs peuvent voir des images des œuvres présentées dans le cadre d’Écran total et assister ainsi à «une représentation de l’exposition».
Conçue par le Centre de design, l’exposition est présentée jusqu’au 20 juin prochain.