Chaque film, série télé ou jeu vidéo possède une trame musicale qui lui est propre et qui enrichit son expérience, mais on connaît très peu les créatrices et créateurs qui en sont à l’origine. «Cela va au-delà de l’enjeu de la reconnaissance sociale, car contrairement à d’autres secteurs artistiques, tels que la littérature ou les arts visuels, on n’a pratiquement aucune donnée sur le métier de compositeur de musique au Québec», affirme Danick Trottier, qui a voulu remédier à la situation.
Le professeur et directeur du Département de musique a amorcé en 2018 un projet de recherche intitulé «Vivre de la création musicale: les défis de la stabilité et de la reconnaissance dans le métier de compositrice et de compositeur», qui est financé par le FRQSC. «L’objectif principal est de recueillir des données afin de dresser un portrait de la profession, précise-t-il. Nous souhaitons à la fois mieux cerner les conditions d’exercice de ce métier et répertorier les tâches reconnues comme ayant une valeur, c’est-à-dire pouvant faire l’objet d’une rémunération.»
Dans le cadre d’une journée d’étude, qui se déroulera par Zoom le 12 novembre prochain, de 16 h à 18 h, Danick Trottier et son assistant de recherche, le candidat à la maîtrise en sociologie Alexandre Falardeau, présenteront les principaux résultats du sondage en ligne réalisé entre novembre 2019 et février 2020 auprès de compositrices et de compositeurs.
Après leur présentation, la compositrice Stacey Brown, le compositeur Symon Henry, ainsi que la directrice du Centre de musique canadienne au Québec, Claire Marchand, commenteront les résultats. «Nous prendrons ensuite les questions du public et nous poursuivrons la discussion», précise le professeur. La séance Zoom, ajoute-t-il, sera enregistrée pour que tous ceux qui sont intéressés par le sujet puisse la voir ou la revoir.
Musique de création et commandes
L’échantillon du projet de recherche n’inclut pas les artisans de la chanson populaire, précise Danick Trottier. «On s’intéresse plutôt aux gens qui possèdent un diplôme universitaire en composition musicale, soit dans la filière classique, qui donne lieu à des œuvres créées pour être jouées en concert, ou dans celle des musiques de commande pour des films, des séries télé, des publicités ou des jeux vidéo.»
Le musicologue donne en exemple Julien Bilodeau, qui a composé l’opéra Another Brick in the Wall pour le 375e anniversaire de Montréal, célébré en 2017. «Julien a mis deux ans pour composer cette œuvre de près de deux heures: c’est un investissement colossal en termes de travail d’écriture», note-t-il.
Les salariés et les travailleurs autonomes
Le fait saillant du sondage en ligne, auquel 84 personnes ont répondu (voir encadré), est le clivage marqué entre deux catégories de compositeurs: les salariés et les travailleurs autonomes. «Tous ceux et celles qui sont rattachés à une institution culturelle, par exemple à titre de directeur artistique, de chef d’orchestre ou d’instrumentiste, ou à une institution d’enseignement, à titre de professeur, possèdent de meilleures conditions de travail», note le chercheur. Parmi les salariés, il y a aussi des gens ayant un travail alimentaire en dehors du milieu musical, mais qui réussissent à décrocher des contrats à titre de compositeurs.
La réalité est beaucoup plus difficile pour les travailleurs autonomes. «On le constate dans toutes les études depuis le 20e siècle: les artistes subsistant uniquement de leur art au Québec vivent dans l’incertitude permanente, rappelle Danick Trottier. Non seulement ils n’ont pas de filet social, mais ils doivent constamment être à la recherche de nouveaux contrats. Selon notre sondage, ces travailleurs autonomes gagnent un revenu annuel ne dépassant pas 25 000 dollars.»
Ces irréductibles créateurs se lancent dans le métier avec espoir, mais ils déchantent rapidement, poursuit-il. Plusieurs se résignent à de piètres conditions de travail par amour de la musique, tandis que d’autres changent d’idée en cours de route. «Certains finissent par se chercher un emploi stable dans la cinquantaine, car plus ils vieillissent, plus la précarité est difficile», souligne-t-il.
Salariés comme travailleurs autonomes affirment ne pas être en mesure de se consacrer à la création musicale autant qu’ils le souhaiteraient, et ce, pour des raisons bien différentes. «Les salariés disent manquer de temps en raison des tâches administratives qui les occupent dans leur emploi principal, tandis que les travailleurs autonomes sont aspirés par la spirale des demandes de subvention et la recherche du prochain contrat», révèle le professeur.
Le métier, disent-ils, s’est complexifié au cours des 20 dernières années, surtout en raison de la lourdeur administrative associée aux demandes de subvention. «Le rapport aux organismes subventionnaires est de toute évidence problématique et le taux de satisfaction très bas. Les compositrices et compositeurs leur reprochent d’énoncer des critères ne correspondant pas à la réalité.»
Les organismes subventionnaires reçoivent un nombre ahurissant de demandes, explique toutefois le chercheur. «Ils ne peuvent malheureusement pas donner de l’argent à tout le monde et pour trancher, ils se dotent de critères très stricts.»
Reconnaissance souhaitée
Si les institutions culturelles, telles que l’Orchestre symphonique de Montréal ou l’Orchestre métropolitain, étaient vivement critiquées il y a une vingtaine d’années pour leur manque de soutien à l’égard des compositrices et compositeurs, ce n’est plus le cas aujourd’hui, affirme Danick Trottier. «Les créatrices et créateurs sentent que leur travail est de plus en plus reconnu par ces institutions. En revanche, ils souhaiteraient que le grand public et les médias emboîtent le pas.»
Les compositrices et compositeurs, et leurs œuvres, sont encore dans l’angle mort des conversations culturelles, souligne le musicologue. «Encore la semaine dernière, il y avait une discussion à la radio à propos de la création musicale Le Petit Prince [NDLR: qui était à l’affiche du TNM en webdiffusion jusqu’au 8 novembre]. On a nommé le compositeur, Éric Champagne, ainsi que le directeur musical, Yannick Nézet-Séguin, et la metteure en scène, Sophie Cadieux, mais pendant la dizaine de minutes qu’a duré la discussion, on n’a pas du tout parlé de la musique. Pourtant, c’est une œuvre musicale!»
Le musicologue ne compte plus le nombre de fois où il a entendu que l’opéra Another Brick in the Wall était une œuvre de Dominic Champagne. «Il s’agissait du metteur en scène, pas du compositeur. On ne penserait jamais à attribuer la paternité d’un opéra de Verdi au metteur en scène qui le monte», souligne-t-il.
Bref, nommer les compositrices et compositeurs des œuvres constitue la première étape. «Ces créatrices et créateurs aimeraient maintenant que l’on rende justice à leur travail et qu’on l’apprécie pleinement», note le chercheur. Il reconnaît que le grand public ne possède peut-être pas les connaissances techniques pour apprécier les rouages d’une partition musicale et son interprétation, mais il croit tout de même que tous peuvent mettre des mots sur ce qu’ils entendent et partager leur appréciation d’une œuvre.
La prochaine étape de sa recherche aurait été de réaliser des entretiens avec les compositrices et compositeurs, mais la COVID a interrompu le processus. «Nous sommes en train d’analyser s’il est possible d’organiser des groupes de discussion virtuels le printemps prochain», conclut-il.
Ces génies incompris
Danick Trottier émet une réserve à propos de son modeste échantillon de répondants. «Selon les statistiques officielles de 2016 sur les types d’emploi au Québec, il y aurait 1195 personnes se définissant comme compositrice ou compositeur, dit-il. Or, sur les 153 personnes qui ont ouvert mon courriel, il y en a uniquement 84 qui sont passés à la première page du questionnaire. Je ne peux donc pas prétendre à une réelle représentativité.»
Danick Trottier s’attendait à cette difficulté. «Les compositrices et compositeurs sont des personnes qui résistent traditionnellement à ce genre d’étude, dit-il. Cela vient en partie de l’héritage du génie romantique, de l’artiste créateur reclus, isolé, un trait qui caractérise encore une bonne partie de ces créatrices et créateurs. Ils ne se perçoivent pas comme un groupe uniforme, alors lorsqu’on les questionne sur leurs conditions de travail ou leurs aspirations, ils ont tendance à ne pas vouloir répondre.»