On pense généralement que les jeunes, hyperconnectés, sont très à l’aise avec les nouvelles technologies. On parle même d’une rupture générationnelle depuis l’arrivée des réseaux sociaux. «Certes, les jeunes utilisent les outils technologiques pour communiquer, jouer et se divertir, mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils possèdent les capacités d’analyse et de réflexion qui devraient accompagner l’utilisation de ces outils», affirme Simon Collin.
Le professeur du Département de didactique des langues, qui est titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’équité du numérique en éducation, insiste depuis quelques années sur l’importance de la littératie numérique. Il prône la création d’un cours de culture numérique qui serait enseigné de la petite enfance à l’âge adulte, avec la possibilité de mesurer la progression des apprentissages.
C’est en partie ce que semble envisager le gouvernement Legault, qui a annoncé en janvier dernier l’abolition du cours d’éthique et culture religieuse (ECR) pour le remplacer à la rentrée scolaire 2022-2023 par un nouveau programme qui abordera différentes thématiques, parmi lesquelles la citoyenneté numérique.
Un site web pour réfléchir
Des enseignantes et enseignants passionnés, motivés et proactifs font figure de précurseurs dans ce domaine. Maryse Rancourt (B.Ed. éducation au préscolaire et enseignement primaire, 2002) et Patrick Fleury (B.Ed. éducation au préscolaire et enseignement primaire, 1996) étaient franchement emballés par l’appel à projets sur le numérique lancé il y a quelques années par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES). «Nous souhaitions promouvoir des pratiques innovantes et nous voulions suggérer que les élèves puissent utiliser leurs appareils personnels en classe», raconte la conseillère pédagogique du RÉCIT (RÉseau axé sur le développement des Compétences des élèves par l’Intégration des Technologies).
«Le constat est brutal: nous n’avons pas appris aux jeunes à utiliser correctement leurs appareils numériques.»
Maryse RAncourt
Conseillère pédagogique du RÉCIT
Après avoir testé l’idée auprès de quelques enseignants et directions d’écoles, les deux spécialistes ont rapidement déchanté. «Leurs priorités étaient plutôt de savoir comment gérer les dérapages numériques comme la diffamation, l’usurpation d’identité et l’intimidation, se rappelle Maryse Rancourt. Nous avons dû modifier notre projet, car le constat était brutal: nous n’avons pas appris aux jeunes à utiliser correctement leurs appareils numériques.»
Le projet que les deux spécialistes ont finalement proposé a donné lieu à la création, avec une vingtaine de collaborateurs, du site web Vers une identité positive à l’ère du numérique. Le site est axé sur le jugement critique et le développement d’une capacité de réflexion autonome chez les jeunes, à travers des capsules vidéo. «Il existait déjà une panoplie de ressources sur le web sur le mode “quoi faire/quoi ne pas faire”, mais c’est la pire façon d’obtenir un changement de comportement chez les jeunes, explique Maryse Rancourt, qui est également conseillère pédagogique en intégration des technologies à la Commission scolaire de Laval. Même les enseignants pro-TIC qui avaient essayé ce type d’approche moralisatrice nous ont dit que ça ne fonctionnait pas. L’objectif de nos capsules vidéo est d’amener les jeunes à verbaliser leurs réflexions éthiques sur les contenus et les comportements en ligne, afin qu’une fois seuls derrière leur écran, ils prennent les meilleures décisions possibles.»
Ces capsules abordent plusieurs types d’usages et d’enjeux liés aux outils numériques, notamment l’influence des autres, l’affirmation de soi, la généralisation et les stéréotypes, la vie en société, les algorithmes, les limites de la liberté, les influenceurs, le jugement critique et les traces sur le web. «Nous souhaitions que les jeunes s’y reconnaissent dans leur vie à l’école, à la maison, avec leurs amis et avec leurs parents, précise Maryse Rancourt. Et nous ne nommons aucune application spécifique afin que le site puisse conserver sa pertinence au fil des ans.»
«C’est le même principe que pour l’éducation à la sexualité: si on n’en parle pas avant que les jeunes soient actifs, on court après le trouble!»
Stéphane Villeneuve
Professeur au Département de didactique
Les capsules s’adressent pour le moment aux élèves de 5e et 6e année du primaire ainsi qu’aux élèves du secondaire. «Le plus tôt est le mieux, estime le professeur du Département de didactique Stéphane Villeneuve, spécialisé dans les technologies de l’information en éducation et dans la compétence numérique des enseignants. C’est le même principe que pour l’éducation à la sexualité: si on n’en parle pas avant que les jeunes soient actifs, on court après le trouble!» Maryse Rancourt partage cet avis. «Les prochaines capsules permettront de couvrir tous les cycles du primaire», annonce-t-elle.
Une classe numérique au primaire
Vers une identité positive à l’ère du numérique fait partie des outils utilisés dans le cadre du projet de classe numérique qu’a soumis l’an dernier Marie-Soleil Lapierre (B.Ed. éducation au préscolaire et enseignement primaire, 2005) à la direction de l’école primaire Demers, située à Laval. «L’année précédente, lors des rencontres individuelles avec les parents, plus de 80 % d’entre eux m’avaient demandé conseil sur la gestion du temps d’écran. Le besoin était tel que je me suis engagée à mieux former les élèves par rapport aux outils numériques», rapporte l’enseignante de sixième année.
Les parents se servent du temps d’écran comme d’une récompense ou d’une punition, constate Marie-Soleil Lapierre. «Empêcher un jeune d’utiliser les outils numériques n’est pas la bonne façon de faire, car Il aura besoin de toutes ces années d’expérience, incluant les erreurs que cela comporte, pour être bien outillé sur le marché du travail.»
«Empêcher un jeune d’utiliser les outils numériques n’est pas la bonne façon de faire, car Il aura besoin de toutes ces années d’expérience, incluant les erreurs que cela comporte, pour être bien outillé sur le marché du travail.»
Marie-Soleil Lapierre
Enseignante au primaire
En chemin, il importe de développer la capacité réflexive des élèves, y compris sur la gestion du temps d’écran. C’est l’approche privilégiée par le site Vers une identité positive à l’ère du numérique: l’enseignant doit devenir un observateur, un guide qui pose des questions, mais qui ne sanctionne pas, qui ne dit pas ce qui est bien ou mal. Ce sont les élèves entre eux qui doivent se questionner et justifier leurs points de vue. Au début, les élèves de Marie-Soleil Lapierre étaient déstabilisés par sa neutralité. «Mais ça fonctionne et les discussions sont constructives», témoigne-t-elle.
Outre l’utilisation du site web, Marie-Soleil Lapierre utilise abondamment certaines œuvres de littérature jeunesse abordant des thématiques liées à l’univers numérique. Elle n’hésite pas à sortir de sa zone de confort pour faire de la robotique avec ses élèves, à superviser des séances d’écriture avec rétroaction en ligne en temps réel, et elle envisage aussi d’enregistrer des capsules informatives. «Les élèves ne demandent plus de temps d’écran pour jouer, ils ont compris que la tablette et les ordinateurs sont des outils de travail», raconte-t-elle fièrement.
Un cours de citoyenneté numérique au secondaire
Enseignante en anglais langue seconde à l’Académie Antoine-Manseau, à Joliette, Marie Quirion (B.A. enseignement de l’anglais langue seconde, 2008) donne le cours «Citoyenneté numérique et médias» depuis trois ans aux élèves de quatrième secondaire. «On débute avec la base, c’est-à-dire les mots de passe et je suis chaque fois sidérée de constater que QWERTY ou test123 figurent encore en tête de liste!», confie-t-elle.
L’enseignante aborde aussi les types de réseaux auxquels on peut se connecter, la cyberintimidation, les trolls informatiques et l’empreinte numérique. «Je demande aux élèves de regrouper dans un dessin toutes les plateformes en ligne auxquelles ils se connectent avec leurs informations personnelles ou avec un avatar, et de tracer des liens de couleurs entre les différentes plateformes selon les informations utilisées. À la fin, la feuille est un véritable barbouillis, ce qui leur démontre que s’ils étaient victimes de pirates, la plupart de leurs comptes seraient à risque.»
«Je croise certains parents qui me disent que leur fille ou leur garçon leur a fait changer tous leurs mots de passe. J’en suis bien fière!»
Marie Quirion
Enseignante au secondaire
Elle aborde également la cyberdépendance et la saine utilisation des outils numériques. «Je les informe des déformations physiques du pouce, des ampoule et des maux de cou ainsi que du manque de sommeil auxquels ils s’exposent. J’explique, articles scientifiques à l’appui, l’importance de cesser de regarder des écrans au moins 30 minutes avant d’aller au lit.» En consultant les réglages de leur téléphone, certains de ses élèves se sont aperçus qu’ils passaient plus de cinq heures par jour sur Facebook, raconte-t-elle. «S’ils sont huit heures à l’école, ça veut dire qu’ils ont passé ces cinq heures sur Facebook en soirée, souvent passé minuit. Après, ils sont fatigués et ils se demandent pourquoi…»
L’enseignante, qui se sert du Cadre de référence de la compétence numérique du MEES pour établir les balises de son cours, traite également les questions de droit à l’image, de droits d’auteur, de partage d’images privées et de pornographie juvénile. «Prendre une photo des fesses de ton chum et l’envoyer à ta meilleure amie, c’est peut-être drôle, mais ça peut avoir des conséquences légales, les prévient-elle. Même quand on envoie des photos de soi-même nu, si on a 17 ans, on s’expose à avoir un casier judiciaire pour auto-exploitation.» Ses étudiants sortent parfois de son cours en panique, précise-t-elle. «C’est un peu ça le but! Je croise certains parents qui me disent que leur fille ou leur garçon leur a fait changer tous leurs mots de passe. J’en suis bien fière!»
À la fin de l’année scolaire, les élèves de Marie Quirion se prononcent sur ce qu’ils ont apprécié ou pas et sur les sujets qu’ils auraient aimé aborder davantage. «Je me sers de leurs commentaires pour ajuster le cours l’année suivante», dit-elle.
Un nouveau programme court
Ces témoignages réjouissent le professeur du Département de didactique Stéphane Villeneuve, même si ce dernier estime que ces enseignantes constituent l’exception plutôt que la norme. «Pour enseigner la citoyenneté à l’ère du numérique, il faut d’abord que les enseignantes et les enseignants soient à l’aise avec les outils numériques et sachent les utiliser. Or, nos recherches démontrent que ce n’est pas tout à fait le cas, et qu’ils ne maîtrisent pas de façon satisfaisante plusieurs outils technologiques. C’est d’ailleurs une des 12 dimensions – “Développer et mobiliser ses habiletés technologiques” – du nouveau Cadre de référence de la compétence numérique que le personnel enseignant devrait maîtriser.»
Avec ses collègues, le professeur Villeneuve a créé un programme court de deuxième cycle en intégration du numérique en milieu scolaire, qui s’adresse aux enseignants du préscolaire, du primaire et du secondaire, et qui est offert pour la première fois à l’automne 2020. Le premier cours du programme outillera notamment les enseignants dans la prévention de la cyberintimidation, la détection des fausses nouvelles et la protection de la vie privée. «On veut amener les étudiants à développer leur sens critique envers la technologie, à éviter les pièges et à utiliser les bonnes applications selon le contexte», explique le professeur, qui siège sur le Comité du rapport sur l’état et les besoins de l’éducation du Conseil supérieur de l’éducation.
Et les adultes?
Quand on parle d’éducation à la citoyenneté numérique, on pense plus souvent aux enfants et aux adolescents, plus rarement aux adultes. Et pourtant! C’est un enjeu qui concerne l’ensemble de la population, affirme Simon Collin, qui préfère parler de citoyenneté à l’ère du numérique. «Il n’y a pas de distinction à faire entre la citoyenneté “ordinaire” et la citoyenneté numérique», précise le professeur, qui est membre du Groupe de recherche interuniversitaire sur l’intégration pédagogique des technologies, qui a mené les réflexions pour l’élaboration du Cadre de référence de la compétence numérique du MEES. «Pour moi, la citoyenneté à l’ère du numérique est la capacité à mobiliser les ressources numériques autour de soi afin de participer à la vie sociale, à son évolution et à sa transformation. Et pour cela, il faut être capable de développer un regard critique sur le numérique.»
«La citoyenneté à l’ère du numérique est la capacité à mobiliser les ressources numériques autour de soi afin de participer à la vie sociale, à son évolution et à sa transformation. Et pour cela, il faut être capable de développer un regard critique sur le numérique.»
Simon Collin
Professeur au Département de didactique et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur l’équité du numérique en éducation
Avons-nous le recul nécessaire pour analyser toutes les ramifications et les impacts des enjeux numériques dans nos vies ? La professeure du Département de sociologie Chiara Piazzesi en doute. «Les technologies évoluent tellement rapidement que nous sommes en retard sur les concepts permettant d’en appréhender les impacts sur les individus et sur la société, note-t-elle. Cela a pris du temps, par exemple, pour comprendre que ce sont les algorithmes de Facebook qui déterminent les contenus qui apparaissent sur nos fils.»
La meilleure façon de faire le point sur la citoyenneté à l’ère du numérique, selon la chercheuse, serait de suivre des milliers d’individus, du matin au soir, pendant un mois, pour observer leurs interactions numériques… un terrain gigantesque! «Et encore: chaque personne a ses préférences en matière d’applications et d’usage des technologies, note la chercheuse. Pour l’instant, il n’y a pas de conception globale de l’utilisation des technologies numériques et des interconnexions entre la vie réelle et la vie numérique.»
«On souhaite tous que l’école aborde le sujet, mais il ne faut pas oublier qu’en tant que parents, nous demeurons les premiers modèles pour nos enfants.»
Stéphane Villeneuve
Si la théorie pour conceptualiser le tout accuse un retard, les effets des technologies numériques sont indéniables et observables, notamment en matière de désinformation ou de cyberintimidation. «Comme la société, les environnements numériques sont traversés par des relations de pouvoir et peuvent devenir des mécanismes d’oppression, déplore Chiara Piazzesi. Il importe d’agir auprès des populations à risque, car être un homme blanc sur les réseaux sociaux n’est pas comme être une femme trans, une femme racisée ou un membre d’une minorité sexuelle.»
C’est en éduquant les jeunes aux enjeux numériques le plus tôt possible que nous les préparerons à se servir des outils adéquatement pendant toute la durée de leur parcours scolaire et à participer ensuite à la vie démocratique à titre de citoyen éclairé. «On souhaite tous que l’école aborde le sujet, mais il ne faut pas oublier qu’en tant que parents, nous demeurons les premiers modèles pour nos enfants, rappelle Stéphane Villeneuve. S’ils nous voient sur nos ordinateurs, nos tablettes et nos téléphones toute la soirée à la maison, il est normal qu’ils veuillent aussi utiliser ces outils. Il faut avoir une capacité de recul sur notre propre utilisation du numérique afin d’être en mesure de donner l’exemple et de discuter avec eux des différents enjeux.»