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La valeur de nos vieilles photos

L’historienne de l’art Julie-Ann Latulippe retrace l’histoire de la photographie amateur.

Par Pierre-Etienne Caza

1 mai 2020 à 15 h 05

Mis à jour le 4 mai 2020 à 10 h 05

Montage photo fourni par Julie-Ann Latulippe

Toutes ces vieilles photos qui ont été partagées sur les réseaux sociaux depuis le début du confinement valent peut-être plus que vous ne le pensez. «Plusieurs expositions mettant en valeur des photos amateur ont été présentées au tournant des années 2000 dans des musées importants, comme le Metropolitan Museum of Art (New York), le San Francisco Museum of Modern Art, le J. Paul Getty Museum (Los Angeles) et la National Gallery of Art (Washington)», souligne Julie-Ann Latulippe (M.A. études des arts, 2010). Sous la direction de la professeure Marie Fraser, la finissante au doctorat en histoire de l’art a soutenu avec succès, en février dernier, une thèse portant sur l’histoire du snapshot.

«Le snapshot, c’est la photographie amateur qui apparaît aux États-Unis avec les premiers appareils Kodak en 1888», raconte Julie-Ann Latulippe. Bien sûr, la photographie existait avant cela, précise la chercheuse, mais, pour en faire, il fallait posséder une chambre noire et maîtriser les principes chimiques du procédé.

«Avec l’appareil Kodak aux réglages simplifiés, les gens n’avaient plus besoin de formation ou de compétences particulières. Le slogan de l’entreprise était: You press the button, we do the rest.» C’était effectivement le cas: au bout de la pellicule de 100 poses, l’utilisateur n’avait qu’à envoyer l’appareil chez Kodak, qui s’occupait de développer les photos et de les retourner au photographe avec son appareil chargé d’une nouvelle pellicule. Cet appareil coûtait 25 dollars, soit le salaire annuel moyen d’un travailleur de ferme. «C’est à partir de la production du Brownie, commercialisé au tournant de 1900 pour la somme de un dollar, que la photographie se démocratise et que Kodak étend son marché à l’international», raconte Julie-Ann Latulippe.

Depuis l’avènement de ces appareils amateurs, les gens prennent des photos pour documenter des moments de leur vie qui ont un sens dans le récit familial. «Que se passe-t-il quand ces images sont séparées de ce récit originel ? Comprendre le déplacement de ces snapshots anonymes de la sphère domestique vers de nouveaux contextes institutionnels constituait le point de départ de ma recherche», souligne la chercheuse.

Développements techniques et évolution sociale

Julie-Ann Latulippe a été étonnée de constater que la production amateur était très peu abordée dans l’histoire officielle de la photographie et, plus globalement, en histoire de l’art. «Dans la littérature, on considère la pratique des amateurs comme étant homogène, répétitive, banale et inintéressante, a-t-elle constaté. Pourtant, les photos dénotent une évolution stylistique et la pratique se transforme au fil des développements techniques.»

Photo fournie par Julie-Ann Latulippe

Bien sûr, les différences entre les photos d’époque réalisées en studio et celles prises par des amateurs sont flagrantes, souligne la chercheuse. «Les amateurs sont clairement moins bons que les photographes professionnels, note en riant Julie-Ann Latulippe. Le cadrage et l’éclairage sont souvent déficients. Puisque les premiers appareils n’étaient pas très performants côté exposition, les photographies devaient être prises à l’extérieur et le temps d’exposition était long. Si le sujet bougeait, la photo était floue.» Voilà pourquoi les photos amateurs de la fin du 19e siècle sont surtout des portraits de famille pris dans le jardin ou devant la maison, où tout le monde semble figé.

Au fil des développements techniques, le flash apparaît et les pellicules sont plus performantes, permettant la prise de photo à l’intérieur avec des sujets en mouvement. «La photographie amateur présente alors des sujets plus décontractés, note la spécialiste. C’est précieux pour les historiens, car on accède ainsi à des références visuelles sur la vie quotidienne de l’époque totalement inédites: des gens qui dorment, qui sont en sous-vêtements, des femmes se laissant sécher les cheveux à l’air libre alors qu’en société on ne voyait jamais cela.»

Les photos amateurs dénotent également l’évolution du noyau familial, poursuit Julie-Ann Latulippe. «À la fin du 19e siècle, les photos représentent la famille élargie avec plusieurs générations dans le cadre. Dans la période post-Deuxième Guerre, il y a un resserrement autour de la famille nucléaire, puis, dans les années 1970-1980, on observe la montée en puissance de la photo individuelle et des photos représentant uniquement les enfants.»

À travers tous ces changements, une constante demeure: le fameux doigt posé par mégarde devant l’objectif. «Ce classique remonte aux débuts de la photo et se maintient dans le temps jusqu’au 21e siècle, avant que la photographie numérique ne gomme ces erreurs, souligne en riant la chercheuse. Un artiste en a même fait l’objet d’un ouvrage!»

Des images vides de sens

Peu importe l’époque, il survient inévitablement un moment où les images se trouvent séparées de leur contexte premier, où la transmission entre le producteur de la photo et ses héritiers se brise. «Les images, qui avaient pour certaines personnes une forte charge affective, deviennent alors vides de sens, explique Julie-Ann Latulippe. Ce fut le cas, par exemple, des photos de voyages dont mon mari a hérité à la mort de son grand-père il y a quelques années. Sans le récit de ces aventures au Tibet et au Maroc, c’était difficile de saisir la signification de chaque photo.»

Peu importe l’époque, il survient inévitablement un moment où les images se trouvent séparées de leur contexte premier, où la transmission entre le producteur de la photo et ses héritiers se brise.

C’est souvent à ce moment que l’on se débarrasse de ces vieux clichés. Si on ne les jette pas tout simplement, ils se retrouvent dans les encans de succession, les boutiques de seconde main et les marchés aux puces. «C’est là, à partir des années 1970, que les artistes et les collectionneurs trouvent ces photos devenues anonymes, prêtes à s’ouvrir à de nouvelles potentialités et à de nouveaux récits», raconte la chercheuse. Depuis, un réseau de marchands spécialisés s’est mis en place, qui a profité plus tard de l’arrivée du web pour proliférer. Ce sont ces collections privées qui ont donné lieu aux expositions sur le snapshot anonyme présentées dans des musées prestigieux au début des années 2000.

Le reflet d’une culture commune

Les raisons pour lesquelles les collectionneurs s’intéressent aux photos amateurs varient grandement, mais plusieurs cherchent des images qui font surgir des émotions, qui résonnent de manière personnelle, souligne Julie-Ann Latulippe. «On peut tous en faire l’expérience en observant une photo qui ne nous appartient pas: nous remarquerons un détail nous rappelant une époque ou une personne que nous avons connue.» Ces liens qui s’établissent avec les photos des autres ne sont pas si mystérieux. «Ils dénotent simplement une culture partagée, des époques, notre américanité, voire même une histoire nationale dans certains cas. Plusieurs collections privées de photos amateurs ont fait l’objet de publications mettant l’accent sur cette culture partagée.»

Des intérêts différents

Les artistes qui utilisent les photos amateurs ne s’intéressent pas aux mêmes types d’images. «Les collectionneurs et les musées s’intéressent aux photos amateurs de la fin du 19e siècle jusqu’aux années 1960, note Julie-Ann Latulippe. Ils cherchent des photos de bonne qualité en bonne condition matérielle. Normal: ils veulent mettre en relief que les amateurs sont de bons photographes et que leur production visuelle est intéressante.»

«Les artistes font plus de place aux photos ambigües, plus troubles, plus douloureuses. Ils aiment les photos ratées, de mauvaise qualité, abîmées par le temps ou carrément déchirées par leurs propriétaires après une rupture amoureuse.»

Julie-Ann Latulippe

Finissante au doctorat en histoire de l’art

Les artistes contemporains préfèrent les images plus récentes, des années 1970 à aujourd’hui. «Ils font plus de place aux photos ambigües, plus troubles, plus douloureuses. Ils aiment les photos ratées, de mauvaise qualité, abîmées par le temps ou carrément déchirées par leurs propriétaires après une rupture amoureuse.»

Enfin un objet d’étude

Dans la dernière partie de sa thèse, Julie-Ann Latulippe s’intéresse à l’apparition du snapshot comme objet d’étude académique. «À partir des années 1960, avec l’ouvrage Un art moyen: essai sur les usages sociaux de la photographie, de Pierre Bourdieu – qui avait été commandé par Kodak –, la photo amateur devient un objet d’étude en sciences sociales, notamment en sociologie et en anthropologie. Ce n’est pourtant qu’au tournant des années 2000 qu’on assiste à une forme de réhabilitation de la photo amateur dans le domaine de l’histoire de la photographie et de l’histoire de l’art.»

La rupture technologique causée par l’avènement des technologies numériques explique l’intérêt marqué pour le snapshot sur pellicule depuis le début des années 2000, affirme Julie-Ann Latulippe. «La photo sur pellicule est vouée à l’obsolescence et on souhaite l’étudier avant qu’elle ne disparaisse complètement, comme si la fin de cette pratique lui conférait désormais une nouvelle valeur», conclut-elle. Parions que vous n’observerez plus vos vieux clichés de la même manière!