Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.
Le candidat démocrate à la Maison-Blanche Joe Biden a choisi la sénatrice de Californie Kamala Harris à titre de colistière en vue de l’élection du 3 novembre prochain. «Joe Biden n’a pas les habiletés pour répliquer coup pour coup avec Trump. Kamala Harris, en revanche, a du mordant et un sens aiguisé de la répartie. Elle sera assurément un atout pour Biden, qui l’a choisie pour sa capacité à viser la jugulaire et à éviscérer l’adversaire», analyse Élisabeth Vallet, professeure associée au Département de géographie et directrice scientifique de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques.
Rappelons que Joe Biden avait annoncé dès le mois de mars qu’il choisirait une femme comme colistière. Le mouvement de protestation historique contre le racisme et les violences policières, amorcé à la fin mai dans la foulée de la mort de George Floyd, l’a incité à choisir une femme noire. «Elle était la seule candidate sensée dans le contexte, car elle a de l’expérience à plusieurs paliers de gouvernement et elle est une féroce debater», estime Élisabeth Vallet.
Une pionnière
Fille d’un père jamaïcain et d’une mère indienne, Kamala Harris (qui a passé une partie de sa jeunesse à Montréal avec sa mère, professeure à McGill) a un parcours de pionnière. Elle fut procureure à San Francisco (2004 à 2011) avant de devenir la première femme et la première personne noire élue au poste de procureure générale de Californie (2011-2017). En janvier 2017, elle est devenue la seconde sénatrice noire dans l’histoire américaine.
«Une femme noire rassurera la communauté afro-américaine, un socle d’électeurs indispensables pour la victoire de Joe Biden, souligne Élisabeth Vallet. Mais il ne faut pas oublier que, globalement, cette communauté n’est pas très progressiste, particulièrement dans les États du Sud. Une candidate de la gauche radicale n’aurait pu faire de gains auprès de cet électorat.» La nomination de Kamala Harris vient couper l’herbe sous le pied de Trump. «Cela n’empêchera pas le président de dire ce qu’il voudra et d’utiliser les déclarations passées de Kamala Harris contre elle, mais il ne pourra pas la taxer d’appartenir à la gauche radicale, car elle ne se situe pas à la gauche de Joe Biden sur l’échiquier politique», analyse la spécialiste.
Avec Kamala Harris, on souhaite aussi rallier le vote des immigrants, poursuit Élisabeth Vallet. «Cela dit, de la même manière que toutes les femmes n’ont pas voté pour Hillary Clinton en 2016, les immigrants et les gens des minorités ne voteront pas tous pour les démocrates parce qu’il y a une femme noire sur le ticket, loin s’en faut.»
Madame la présidente ?
La nomination de Kamala Harris était à peine annoncée que les médias soupesaient déjà ses capacités à prendre les rênes du pouvoir, Joe Biden ayant affirmé qu’il ne ferait qu’un seul mandat s’il est élu (advenant son élection, il serait le président le plus âgé de l’histoire des États-Unis). «Si ça se trouve, Kamala Harris pourrait devenir présidente dans un an si Joe Biden décédait, note Élisabeth Vallet. Serait-elle capable de prendre le relais? Absolument! Elle possède une envergure fédérale et une bonne connaissance des dossiers. Je ne suis pas certaine que l’on aurait dit la même chose des autres candidates en lice.»
Les principaux enjeux
La ségrégation raciale et les soins de santé, un dossier exacerbé par les impacts de la COVID-19, occuperont une place centrale dans les débats menant à l’élection, souligne la chercheuse. Les questions économiques seront également importantes, car les pertes d’emploi se poursuivent aux États-Unis dans la foulée de la pandémie. «Cet automne, les mécanismes de soutien économique viendront à échéance et plusieurs entreprises et particuliers tomberont en défaut de paiement», note-t-elle tristement.
En raison de l’imprévisibilité du président, les enjeux traditionnels pourraient fort bien être relégués à l’arrière-plan, et cela inquiète grandement la spécialiste. «Trump ne reculera devant rien pour gagner cette élection, dit-elle. Il n’y a pas de limite dans ce qu’il peut dire ou faire et il pratique la politique de la terre brûlée. Peu lui importe de s’aliéner la moitié de la population s’il peut obtenir l’appui de l’autre moitié.»
La clé: le taux de participation
L’exercice électoral du 3 novembre prochain risque d’être compliqué par une foule de facteurs. La pandémie a ralenti les processus d’inscription sur les listes électorales et les opérations de porte-à-porte afin de mobiliser les électeurs, explique Élisabeth Vallet. «Si le vote se déroule par la poste, cela posera beaucoup de problèmes dans plusieurs États. D’autant plus qu’en plus d’en réduire le financement, Trump a nommé récemment à la tête du Service postal un de ses proches, et il répète sans arrêt que la poste américaine ne sera sans doute pas en mesure de gérer correctement un vote par correspondance!»
Certains électeurs n’auront peut-être pas reçu leur bulletin de vote à temps ou ne voteront pas: la liste de problèmes possibles est infinie (et l’on ne parle même pas des risques d’interférences étrangères dans le processus). Or, la clé de l’élection sera de convaincre les électeurs et, surtout, de faire sortir le vote. «Les sondages prédisent actuellement une victoire de Biden, mais cela ne tient plus si les gens ne votent pas, souligne la professeure. Le taux de participation sera crucial.»
La démocratie américaine en péril ?
Élisabeth Vallet n’est guère optimiste. «Avec une seconde vague de COVID-19 et un vote par correspondance, la probabilité que l’on ait une soirée électorale est très faible, note-t-elle. On aura quelques indications, mais la totalité des bulletins pourraient n’être dépouillés que dans les jours suivants. Si on ne sait pas qui est le président pendant quatre, cinq ou six jours, les théories du complot vont se multiplier.»
Il faudrait un électrochoc aux États-Unis afin que les citoyens s’unissent à nouveau sous un seul drapeau, estime-t-elle. «La pandémie aurait pu avoir cet effet, mais ce ne fut pas le cas. Et puisque Donald Trump a déjà commencé à critiquer la légitimité de l’élection, je crains que la fracture américaine ne se creuse davantage. Peu importe qui gagne, l’autre camp aura le sentiment qu’on lui a volé l’élection. C’est triste, car on assiste en direct à la dégradation de la démocratie américaine.»