Série COVID-19: tous les articles
Les nouvelles sur la situation à l’Université entourant la COVID-19 et les analyses des experts sur la crise sont réunies dans cette série.
En 40 ans de carrière, la professeure de l’École de travail social Michèle Charpentier a mené de nombreuses recherches, réalisé des enquêtes auprès des personnes âgées, écrit plusieurs ouvrages et articles sur le vieillissement et participé à divers comités d’experts. Souvent, elle s’est indignée devant l’exclusion sociale dont font l’objet les aînés et le manque de reconnaissance du travail effectué auprès de ces personnes. Mais elle n’a jamais rien vu de comparable à la situation actuelle.
«Je suis effarée par toute cette souffrance humaine, lance Michèle Charpentier, la souffrance des personnes âgées contaminées qui, isolées de leur famille, décèdent dans des conditions inacceptables, et celle des personnes qui tentent de les accompagner et de les soigner, risquant non seulement de contracter le virus, mais aussi de subir des chocs post-traumatiques.
Selon la chercheuse, qui est titulaire de la Chaire de recherche sur le vieillissement et la diversité citoyenne, la crise actuelle met la loupe sur une série de maux pourtant déjà connus. «Depuis 20 ans, plusieurs commissions parlementaires et comités d’étude ont identifié les mêmes problèmes, lesquels ont conduit à la déshumanisation des soins aux personnes âgées vulnérables et en perte d’autonomie: bureaucratisation des structures, désengagement de l’État et sous-financement des services publics d’hébergement de longue durée, privatisation des ressources et manque criant de personnel.»
Alors que l’hécatombe se poursuit dans les établissements pour personnes âgées, nombreuses sont les infirmières et les préposées aux bénéficiaires qui, épuisées et stressées parce qu’elles travaillent sans équipement de protection adéquat, songent à démissionner malgré leur désir d’aider et de soigner les aînés.
«La nécessité d’investir davantage dans les ressources humaines pour améliorer la qualités des soins prodigués aux personnes âgées fait depuis longtemps l’objet d’un consensus, non seulement au Québec, mais dans plusieurs autres pays», rappelle Michèle Charpentier. «Dans un secteur d’emploi féminin sous-valorisé comme celui des CHSLD, des résidences pour aînés et des services de soins à domicile, un choix de société s’impose: augmenter le personnel et lui donner des conditions de travail et des revenus décents.»
L’humain avant les structures
Le premier ministre Legault a déclaré récemment que son gouvernement songeait à changer les normes, à embellir et rénover les CHSLD, à rendre publics 40 CHSLD privés non conventionnés et à accélérer la construction de Maisons pour aînés.
Certes, la qualité des infrastructures et de l’environnement physique dans les CHSLD et autres établissements pour aînés est essentiel à leur mieux-être, relève Michèle Charpentier. «Cela dit, on a trop souvent mis l’accent sur la brique, les structures et les normes, alors que l’enjeu premier est d’avoir suffisamment de personnel pour offrir aux personnes âgées les soins de base, continus et intimes, dont elles ont besoin. Les CHSLD sont de moins en moins des centres de soins de longue durée et de plus en plus des milieux de fin de vie avec des gens très âgés et en grande perte d’autonomie, dont 70% ont des déficits cognitifs. Que reste-t-il de leur droit de mourir dans la dignité quand ces aînés ne sont pas accompagnés, ne mangent pas à chaque repas et ne sont pas lavés faute de personnel?»
En 2007, la professeure a fait paraître Vieillir en milieu d’hébergement. Le regard des résidents (PUQ), qui soulignait l’importance des liens sociaux qui se tissent à l’intérieur de la résidence entre les personnes âgées et le personnel soignant. «Tout se joue dans la qualité des contacts quotidiens avec les employés, insiste la chercheuse. Ce sont ces professionnels et ces soignants qui sont capables de dire si madame a froid ou si monsieur a soif, parce que ces personnes sont souvent sans voix.»
Un réseau hybride
Le réseau des établissements pour personnes âgées au Québec compte 412 Centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) publics, privés conventionnés et privés non conventionnés. Alors que l’État intervient dans la gestion des CHSLD publics et privés conventionnés, les CHSLD privés non conventionnés sont entièrement autonomes et gérés totalement par un propriétaire indépendant. Ces établissements ont leurs propres critères d’admission et leur propre mode de fonctionnement. Ils doivent cependant répondre à des normes et détenir un permis du ministère de la Santé et des Services sociaux pour opérer et accepter des personnes en perte d’autonomie.
Il existe aussi près de 2000 résidences privées pour aînés qui, bien souvent, n’ont pas le personnel qualifié ni les installations adéquates que l’on retrouve dans un CHSLD pour prendre en charge les personnes en grande perte d’autonomie.
Les ressources dites intermédiaires et de type familial offrant du soutien aux personnes âgées complètent le tableau.
Une logique marchande
En 2002, un autre ouvrage de Michèle Charpentier, Priver ou privatiser la vieillesse ?Entre le domicile à tout prix et le placement à aucun prix (Presses de l’université du Québec), a alimenté le débat sur le rôle régulateur de l’État et témoigné de la prolifération des résidences privées et de ses impacts sur les services offerts aux personnes âgées.
Ces ressources marchandes qui n’ont pas les mêmes comptes à rendre que les autres établissements, et dont certaines vendent à fort prix leurs services, sont devenues aujourd’hui l’acteur principal de l’hébergement au Québec, souligne la professeure. «Les résidences privées accueillent une clientèle de plus en plus âgée et en perte d’autonomie, des femmes en majorité, ce qui soulève d’importants enjeux sociaux et éthiques, compte tenu des nombreux cas de foyers clandestins ou de maltraitance rapportés au fil des ans.»
Le désinvestissement de l’État a entraîné la mise en place d’un système à plusieurs vitesses. Ainsi, en 2020, le Québec compte quelque 2000 résidences privées pour aînés, dont 90 % sont à but lucratif et seulement 313 CHSLD publics, contre 99 CHSLD privés (conventionnés ou non) et 950 ressources intermédiaires (RI) également à but lucratif.
«Se situant entre des services de soutien à domicile insuffisants et des CHSLD sous-financés et difficiles d’accès à cause du nombre limité de places, le secteur privé a pris une expansion telle qu’il est devenu trois fois plus imposant que le réseau public, observe Michèle Charpentier. Les résidences privées sont de tout acabit, certaines accueillant 15 à 20 personnes, notamment en milieu rural, alors que d’autres en abritent 500 à 600. N’oublions pas que la plupart des personnes les plus âgées – 80 ans et plus – sont des femmes avec de faibles revenus qui n’ont pas la capacité de se payer une résidence privée luxueuse.»
Hospitalocentrisme
Depuis quelques décennies, les politiques en matière de santé ont beaucoup misé sur le réseau hospitalier, sur la médecine de première ligne – pensons, par exemple, aux investissements de plus de 3 milliards et demi dans les méga-hôpitaux du CHUM et du CUSM –, au détriment de la formation pour le personnel des CHSLD, de normes d’encadrement plus strictes pour les résidences privées et des services à domicile.
Environ 100 00 personnes âgées ou vulnérables dans l’ensemble du Québec reçoivent du soutien pour demeurer à domicile de la part de quelque 8 700 employés des EÉSAD (entreprises d’économie sociale en aide à domicile), un réseau accrédité par le réseau de la santé. Or, à cause de la pandémie, des milliers d’entre elles n’ont plus accès à leurs services habituels.
«Toute la littérature scientifique insiste sur l’importance de donner plus de soins à domicile, ce qui correspond d’ailleurs aux souhaits exprimés par plusieurs personnes âgées ayant conservé une part d’autonomie, note la professeure. Malheureusement, le travail des préposés à domicile, faiblement rémunéré, ne bénéficie d’aucune reconnaissance publique. Ces préposés n’ont pas eu droit à la prime de quatre dollars l’heure consentie à ceux des résidences privées pour aînés.»
Michèle Charpentier ne croit pas en un modèle unique et estime que la diversité des réalités vécues par les personnes âgées appelle une diversité de réponses. Elle aimerait aussi que l’on cesse de parler de nos aînés, une expression qu’elle qualifie d’infantilisante. «Nous sommes tous l’aîné de quelqu’un. Les personnes aînées, c’est nous… demain!»