Dans leur rapport aux sciences et aux technologies, les artisans de l’information ne sont ni des «techno-jovialistes naïfs» ni des «techno-critiques radicaux». Ce constat est tiré d’une enquête menée par les professeurs Yves Gingras, du Département d’histoire, et Jean-Hugues Roy, de l’École des médias, ainsi que par le chercheur Kristoff Talin, du Centre national de la recherche scientifique, en France, et de la doctorante en science, technologie et société Caroline St-Louis. L’étude porte sur les connaissances scientifiques des journalistes francophones au Canada et sur leurs représentations de la science. Ses résultats ont été divulgués au congrès de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), tenu les 7 et 8 novembre derniers.
Pourquoi une telle enquête? Depuis quelques années, on demande régulièrement aux scientifiques de sortir de leurs laboratoires, de s’impliquer davantage auprès du grand public et de fair connaître leurs recherches afin de susciter de l’intérêt pour les sciences. «S’il est important de favoriser les échanges entre les citoyens et les savants, il reste que la diffusion de l’information scientifique dans l’espace public se fait essentiellement par l’entremise des médias, note l’historien et sociologue des sciences Yves Gingras. D’où l’intérêt de mesurer le niveau de connaissances scientifiques des journalistes et d’évaluer leur perception de la science, lesquels peuvent affecter la qualité de l’information transmise au grand public.»
L’enquête a été réalisée le printemps dernier au moyen d’un questionnaire en ligne, auquel ont répondu 525 artisans de l’information: journalistes, reporters, cadres, réalisateurs, blogueurs, recherchistes, etc. Les professeurs estiment que leur échantillon est diversifié (domaines de spécialisation, sexe, âge, niveau d’études) et offre une image représentative des connaissances scientifiques des journalistes et de leurs représentations de la science.
Trois groupes distincts de journalistes ayant des représentations plus ou moins positives des sciences et des technologies ont été identifiés. Le premier (31% des répondants) comprend les journalistes qualifiés de pro science, le second (20 %), ceux qui ont une vision plus critique des sciences, alors que le troisième (49%) réunit les répondants dits modérés, ayant des attitudes intermédiaires. Les groupes de «critiques» et de «modérés» comportent plus de femmes et de jeunes que celui des «pro science». «Les journalistes ont une confiance raisonnée envers les sciences et les technologies, observe Yves Gingras. Le fait que certains aient une attitude critique ne signifie pas qu’ils sont antiscience.»
Si les journalistes ont généralement un très bon niveau de connaissances scientifiques – plus élevé que celui de la moyenne des populations occidentales sondées ces dernières années–, ils ne sont pas forcément des militants de la science et de la technologie. «Les journalistes ne sont pas des cheerleaders de la science, mais plutôt des observateurs compétents qui partagent des valeurs de rigueur et d’impartialité, souligne Jean-Hugues Roy. Ils comprennent les principes généraux de la science et le mode de validation des résultats scientifiques.» Selon Yves Gingras, «un observateur compétent est aussi capable d’identifier en quoi une découverte ou une information scientifique est plausible et mérite, ou non, d’attirer l’attention du public, au-delà des communiqués de presse des universités et des laboratoires de recherche en quête de visibilité médiatique».
Quelles connaissances scientifiques?
Les chercheurs, membres du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie (CIRST), ont mesuré le niveau de connaissances scientifiques en utilisant une série d’énoncés factuels – Le soleil tourne autour de la Terre… Le centre de la Terre est chaud… L’oxygène que nous respirons vient des plantes… Les antibiotiques tuent les virus ainsi que les bactéries… – auxquels les journalistes devaient réagir en indiquant « vrai», «faux» ou «ne sais pas». S’il a été facile pour la majorité des répondants de se prononcer sur plusieurs questions, d’autres les ont laissés davantage perplexes. Ainsi, de 12 à 36 % des journalistes n’ont pas su quoi répondre aux énoncés concernant la radioactivité du lait, la taille des électrons, l’origine maternelle du sexe d’un bébé et le lien entre le laser et les ondes sonores.
Ces énoncés standards ont été utilisés dans de nombreuses enquêtes en Europe et aux États-Unis.
Bien que des variations existent selon les domaines de formation et de spécialisation des journalistes, les résultats montrent que leur niveau de connaissances est généralement élevé, plus de la moitié des répondants (55 %) ayant obtenu une note de 84 % et plus. «Ce n’est pas surprenant vu leur niveau de formation académique, qui est supérieur à la moyenne des échantillons américain et européen», note Yves Gingras. Près de la moitié (48 %) des répondants détiennent un diplôme universitaire de premier cycle et près du tiers (32 %) ont un diplôme de deuxième ou de troisième cycle.
Attitude globalement positive
Bonne nouvelle, selon les chercheurs, la grande majorité des répondants (72 %) jugent que les sciences apportent plus de bienfaits que d’effets nuisibles, sans croire qu’elles peuvent à elles seules résoudre tous les problèmes, et ont confiance dans les progrès scientifiques pour assurer la guérison des maladies. Par ailleurs, 88 % des répondants estiment qu’une découverte n’est ni bonne ni mauvaise en soi et que c’est l’usage qu’on en fait qui importe, et 88 % également pensent que les scientifiques doivent être libres de poursuivre leurs recherches, tant qu’ils respectent les normes éthiques. À propos de la prise de décision publique concernant les sciences et les technologies, la majorité croit que le public doit être consulté.
On observe aussi un fort consensus (92 %) sur l’importance que les jeunes s’intéressent aux sciences et sur le fait que les femmes doivent être davantage encouragées (87 %) à entreprendre des carrières scientifiques.
Les journalistes devaient enfin se prononcer sur le caractère scientifique ou non de certaines disciplines en donnant une note de 1 à 5 à une série d’énoncés. Les chercheurs ont été étonnés de voir que 16 % des répondants considéraient l’astrologie comme une science et que 9 % accordaient un caractère scientifique à l’homéopathie. Ceux-ci étaient moins diplômés et moins performants au test de connaissances que la moyenne des répondants. Ils se concentraient également dans le groupe des journalistes ayant une attitude plus critique envers les sciences.
Impacts de la COVID-19
L’enquête s’est déroulée au cours des premiers mois de la pandémie, laquelle a généré une quantité inégalée d’informations scientifiques, tant dans les médias traditionnels que sur les réseaux sociaux.
La crise de la COVID-19 n’a pas eu d’impacts négatifs sur la façon dont les journalistes apprécient la science et les scientifiques. «Au contraire, remarque Jean-Hugues Roy, les artisans de l’information déclarent mieux comprendre la science et l’apprécier davantage. Ils souhaitent intégrer plus de contenus scientifiques dans leurs interventions et affirment que la population devrait recevoir davantage d’informations scientifiques en provenance des médias.»
La littératie numérique plus nécessaire que jamais
Dans un contexte où les réseaux sociaux peuvent influencer les médias traditionnels dans leur traitement de sujets scientifiques, comme le réchauffement climatique, la COVID-19 ou la vaccination, la littératie scientifique est plus nécessaire que jamais, tant chez les artisans de l’information qu’au sein de la population en général, estiment les deux chercheurs. «Les journalistes doivent continuent de filtrer les informations circulant sur ces réseaux, lesquelles peuvent acquérir une légitimé nouvelle en étant reprises, même de façon critique, par les médias dits de qualité.»
Même si le fait d’être constamment pressés par le temps ne permet pas toujours aux journalistes de prendre une distance, Yves Gingras et Jean-Hugues Roy se réjouissent que la plupart des artisans de l’information soient capables d’aborder les sciences avec un regard critique, sans devenir exagérément sceptiques, voire négatifs, envers les avancées scientifiques et technologiques. «Il faudrait cependant les sonder régulièrement pour voir comment cette attitude évoluera dans le futur», concluent-ils.