
Selon une enquête menée récemment aux États-Unis, 30% des personnes préféreraient être divorcées plutôt que considérées comme obèses, 25% aimeraient mieux être infertiles, 15% seraient prêtes à mourir 10 ans plus tôt, un autre 15% choisiraient de vivre une dépression majeure et 14% d’être alcooliques. Au Québec, la participation d’une jeune femme fière de ses rondeurs à la populaire émission Occupation double, cet automne, a remis sur le devant de la scène les douloureux préjugés dont sont victimes les personnes corpulentes.
Chargée de cours au Département de sexologie, la doctorante Marie-France Goyer (M.A. sexologie, 2016), qui consacre sa thèse au phénomène de la grossophobie, a été appelée à commenter l’émission dans le magazine Urbania (La participation de Julie à OD est-elle de l’inclusivité de façade?). «Les scènes où l’on voit Julie pleurer parce que les gars la rejettent sur le plan amoureux, ou encore le segment où elle a une date avec Patrick, et qu’il lui parle de son intérêt pour d’autres femmes, ça ressasse énormément d’émotions négatives pour les personnes grosses qui ont vécu des expériences de rejets similaires, plus souvent qu’à leur tour», a-t-elle confié au magazine.
Marie-France Goyer avait d’abord choisi de faire sa thèse sur le polyamour, avant de décider de la consacrer à la grossophobie. «Je me suis toujours intéressée aux différents types de discrimination et de stigmatisation dans notre société, explique-t-elle. Ma décision n’est pas non plus étrangère au fait que je suis moi-même une femme grosse et que j’ai vécu personnellement des expériences de discrimination.»
Sa thèse, qui vise à analyser les discours qui alimentent les préjugés et l’aversion à l’endroit des personnes grosses, s’inscrit dans un nouveau champ d’études critiques, celui des fat studies. Apparu dans les années 1990, ce courant de recherche interdisciplinaire s’intéresse aux formes de discrimination basées sur le poids dans les sociétés occidentales et à la construction sociale des discours sur la corpulence.
«Pour lutter contre la stigmatisation fondée sur le poids, il faut connaître les attitudes ou croyances à l’égard des personnes grosses et tenter de comprendre d’où elles proviennent», note la jeune chercheuse, qui mène son projet sous la direction du professeur du Département de sexologie Martin Blais.
Un phénomène accepté socialement
La grossophobie est souvent considérée comme l’une des formes de stigmatisation les plus répandues et acceptées socialement. «Plusieurs études suggèrent que la dévaluation sociale des personnes grosses a pris de l’ampleur depuis que l’on a adopté la rhétorique de la guerre à l’obésité, voire à l’épidémie d’obésité», observe Marie-France Goyer. Depuis les années 1990, l’obésité est devenue dans les sociétés occidentales une sorte de repoussoir, le symbole d’un problème urgent de santé publique. «Les discours biomédicaux, notamment, ont eu tendance à pathologiser la grosseur ou la corpulence, contribuant ainsi à alimenter la grossophobie», souligne la doctorante.
Évidemment, précise Marie-France Goyer, combattre la grossophobie ne signifie pas faire l’apologie de l’obésité. «On peut difficilement rejeter la promotion de l’exercice physique et d’une saine alimentation, lesquels favorisent une meilleure santé. Cela dit, le discours biomédical a érigé la santé physique au rang d’une vertu, traitant les personnes dites obèses comme malades, responsables individuellement de leur condition et ayant l’obligation morale de se faire soigner ou de changer de comportement pour atteindre un poids santé.»
La grossophobie est aussi liée au culte de la minceur, à cette culture incitant à adopter toutes sortes de diètes et de régimes. Les personnes dont l’apparence physique déroge aux normes corporelles dominantes (la minceur étant associée à la beauté et au pouvoir de séduction) sont pratiquement considérées comme des parias ou des déviants, dit la doctorante, qui cite l’exemple des réseaux sociaux, où la grossophobie prend la forme, entre autres, d’un rejet de la représentation des personnes grosses. «Plusieurs commentaires laissent entendre qu’il ne faut pas représenter les personnes grosses parce que c’est une façon de glorifier l’obésité.»
Victimes de discrimination
Depuis le début des années 2010, plusieurs recherches ont montré que les personnes grosses font l’objet de discrimination, que ce soit dans le domaine de l’emploi, de l’éducation, de la santé, des médias, dans les interactions sociales ou la sphère de l’intimité.
«En matière d’emploi, par exemple, la discrimination se manifeste tant au niveau de l’embauche que de la promotion, de l’évaluation de la performance ou de la rémunération, observe Marie-France Goyer. Les motifs de discrimination sont souvent reliés à des préjugés ou à stéréotypes, selon lesquels les personnes grosses négligent leur hygiène, éprouvent des difficultés à s’autodiscipliner, sont paresseuses, manquent de volonté ou sont incapables d’effectuer un travail exigeant des efforts physiques.»
Si les discours homophobes et islamophobes sont fondés sur l’hétérosexisme et le racisme, le discours grossophobe, lui, est ancré dans le «capacitisme», souligne la doctorante. «Il s’agit d’un type de discrimination centré sur le corps et les fonctions corporelles, qui touche particulièrement les personnes ayant un handicap physique, dont les personnes grosses. Le capacitisme fait référence à des attitudes sociétales qui dévalorisent les personnes en situation de handicap et limitent leur participation à la vie de la collectivité.»
Les femmes particulièrement touchées
Le phénomène de la grossophobie touche tout le monde, mais en particulier les femmes, affirme Marie-France Goyer. «Le corps de la femme grosse, qui ne correspond pas aux standards de beauté féminine, est plus facilement et rapidement jugé et condamné que celui des hommes gros.»
Les femmes grosses sont généralement sous-représentées dans les productions de la culture populaire – films, téléséries, émissions de téléréalité, etc. «Quand elles y sont présentes, c’est souvent sous les traits de personnages faisant l’objet de dérision ou servant de faire-valoir à leurs partenaires de jeu, remarque la doctorante. Les femmes grosses incarnent des personnages sympathiques, voire amusants. Et, surtout, des personnages qui ne constituent pas une menace pour d’autres femmes puisque les femmes grosses sont jugées incapables de susciter un intérêt amoureux ou un désir sexuel.»
Effets sur la santé mentale et physique
Confrontées en permanence à ces représentations, on imagine aisément que les personnes grosses puissent développer une image négative d’elles-mêmes. Comme la plupart des personnes faisant l’objet d’une stigmatisation sociale, elles vivent un stress supplémentaire qui peut engendrer des problèmes de santé mentale, tels que la dépression et l’anxiété, mais aussi de santé physique, indique Marie-France Goyer. «On a tendance à croire que la honte suscitée par la stigmatisation basée sur le poids constitue une motivation pour maigrir, alors que des études ont montré que cela avait un effet contraire! On sait aussi que des personnes grosses évitent de fréquenter les services de santé de crainte de se faire rappeler leurs problèmes de poids.»
La jeune chercheuse estime qu’il faut prendre ses distances à l’égard des modèles biomédicaux et adopter une perspective éthique et interdisciplinaire qui tienne compte des recherches critiques en lien avec le poids, que ce soit en psychologie, en sociologie ou en études féministes. «Je crois en la nécessité de réfléchir à un changement de paradigme qui favorise la santé en misant sur le changement des habitudes de vie plutôt que sur la perte de poids. La santé pour toutes les tailles, quoi!», lance la jeune chercheuse.
Passionnée par la recherche (membre du RéQEF, le Réseau québécois en études féministes, elle a notamment été coordonnatrice de recherche du projet «Violences sexuelles en milieu universitaire, de 2015 è 2017, qui a donné lieu à l’enquête ESSIMU, dirigée par la professeure du Département de sexologie Manon Bergeron, et elle participe au projet EPRIS (Étude des parcours relationnels intimes et sexuels), codirigé par Martin Blais), mais aussi par l’enseignement, Marie-France Goyer entend continuer d’enseigner au Département de sexologie où elle enseigne à l’occasion les cours Intersectionnalité et sexualités, Épistémologie et histoire des idées sur les sexualités et Théories contemporaines sur l’intimité et la sexualité.