Entre 2014 et 2017, les personnes noires et autochtones à Montréal étaient quatre à cinq fois plus à risque d’être interpellées par les forces policières que les personnes de race blanche. Quant aux femmes autochtones, leur risque d’être interpellées était 11 fois supérieur à celui des femmes blanches. Ces chiffres proviennent d’une étude réalisée par Victor Armony, professeur au Département de sociologie, Mariam Hassaoui, de la TÉLUQ, et Massimiliano Mulone, de l’Université de Montréal. Leur rapport, rendu public récemment, a suscité de vives réactions de la part de la Ligue des droits et libertés et de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse.
En 2017, la Commission sur la sécurité publique de la Ville de Montréal et la Commission sur le développement social et la diversité montréalaise ont formulé des recommandations concernant la lutte contre le profilage racial et les discriminations à l’endroit des minorités dites visibles. «Elles proposaient que le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) fasse appel à une équipe de chercheurs indépendants pour analyser ses données sur les interpellations policières dans le but d’établir des indicateurs de suivi en matière de profilage racial, explique Victor Armony. Le SPVM m’a contacté ainsi que mes deux collègues et nous a donné accès à leur base de données.»
Le mandat des chercheurs consistait à produire, à partir des données informatiques du SPVM, des indicateurs quantitatifs sur l’interpellation policière en lien avec l’identité raciale des personnes interpellées. «Au Canada, l’enregistrement de données concernant l’origine ethnique ou raciale des personnes interpellées a été peu étudié jusqu’à maintenant, note le professeur. Nous avons conçu deux types d’indicateurs: l’indice de disparité de chances d’interpellation et l’indice de sur-interpellation au regard des infractions.»
Le rapport distingue le racisme individuel et le racisme systémique ainsi que les valeurs et les pratiques. «Plusieurs études ont déjà démontré qu’une institution, à cause de son mode de fonctionnement, peut générer des pratiques discriminatoires sur le plan racial, sans qu’elle-même ou ses membres ne véhiculent des attitudes ou des valeurs racistes», observe Victor Armony.
«Pour certains policiers, un jeune noir qui traîne dans un parc et qui porte des tatouages est plus susceptible d’être associé à un gang de rue qu’un homme blanc en complet cravate qui déambule dans la rue.»
Victor Armony,
Professeur au Département de sociologie
Contrôles d’identité
Les interpellations policières sont essentiellement des contrôles d’identité de citoyens dans l’espace public. Les forces policières les considèrent comme un outil dans la lutte contre la criminalité, dans la mesure où elles visent à recueillir des renseignements potentiellement utiles, lesquels se retrouvent dans la base de données d’interpellation. «Les individus interpellés n’ont pas nécessairement commis une infraction ou un acte criminel, note le chercheur. Ils sont même innocents pour la plupart puisque les informations sur les personnes interpellées ayant fait l’objet d’une sanction – amende, contravention, arrestation – se trouvent dans une autre banque de données, celle des infractions.»
Selon le rapport, le nombre total d’interpellations à Montréal a augmenté de 143 % en quatre ans, passant de moins de 19 000 en 2014 à plus de 45 000 en 2017, et ce, alors que le nombre d’incidents criminels était relativement stable. Cette hausse concerne tous les groupes, mais plus particulièrement les personnes autochtones et arabes. Les interpellations des personnes autochtones sont sept fois plus nombreuses, tandis que celles des personnes arabes le sont quatre fois plus. Autre constat, les membres de la minorité noire sont interpellés «de manière très disproportionnée» par rapport à leur poids démographique, peut-on lire dans l’étude.
«Le SPVM nous a confié qu’il était incapable d’expliquer les raisons pour lesquelles le nombre d’interpellations avait augmenté ces dernières années et celles pour lesquelles les membres des minorités visibles étaient davantage ciblées, dit Victor Armony. Nous lui avons demandé si les policiers avaient subi des pressions de la part de leurs supérieurs pour qu’ils soient plus performants en matière d’interpellations. Possible, nous a-t-on répondu. Chose certaine, il n’y a pas de protocole ou de balises claires permettant d’encadrer ces pratiques.»
«Nos résultats suggèrent fortement la présence de biais systémiques au sein du SPVM, liés à l’appartenance raciale des individus interpellés.»
Prédiction et profilage
L’une des sources du racisme systémique s’inscrit dans des dynamiques organisationnelles qui structurent et façonnent les pratiques policières. Le profilage criminel, par exemple, est fondé sur la notion de prédiction, qui se trouve au cœur des activités des forces de l’ordre.
«Le travail policier est en bonne partie un travail de prévention, observe le sociologue. Les policiers essaient de savoir où, quand et par qui une infraction ou un crime pourrait être commis. Or, un tel travail passe forcément par une forme de discrimination, entre un comportement suspect et non suspect, entre un individu suspect et non suspect.»
Dès que le profilage criminel s’appuie sur des éléments liés directement ou indirectement à l’appartenance raciale – la couleur de la peau, l’habillement, la démarche, la gestuelle corporelle –, cela a pour effet d’accentuer les disparités raciales existantes et, dans la foulée, d’augmenter le nombre d’interpellations portant sur des citoyens appartenant au groupe ciblé. «Pour certains policiers, un jeune noir qui traîne dans un parc et qui porte des tatouages est plus susceptible d’être associé à un gang de rue qu’un homme blanc en complet cravate qui déambule dans la rue», indique Victor Armony.
«Le profilage racial est étroitement associé aux dynamiques systémiques, au fonctionnement de l’institution policière, au mandat qui lui est donné (ou qu’elle se donne), aux pressions, politiques et citoyennes, qu’elle subit et, plus généralement, au contexte social dans laquelle elle évolue.»
Des biais systémiques
Les chiffres du rapport montrent clairement que des disparités touchent particulièrement les minorités visibles. Doit-on parler pour autant de profilage racial? «Il est difficile de déterminer l’existence ou non de profilage racial dans les pratiques du SPVM, souligne le professeur. Son système d’interpellation et d’enregistrement des données ne permet pas actuellement de connaître les soupçons et les motifs invoqués par les policiers. Cela dit, nos résultats suggèrent fortement la présence de biais systémiques au sein du SPVM, liés à l’appartenance raciale des individus interpellés.»
Pour le professeur, le défi se trouve dans la production d’indicateurs statistiques qui permettent de distinguer les disparités attribuables au profilage racial et celles attribuables à des facteurs tels que les inégalités socio-économiques et les autres types de profilage, social, politique ou criminel. «La recherche sur le profilage racial, dit-il, devrait recueillir des informations – sondages auprès de la population, observations directes du travail policier – qui permettent de pallier les limites des données compilées par la police. Il faudrait utiliser des méthodes à la fois quantitatives et qualitatives pour dresser le portrait le plus précis possible du phénomène.»
Le profilage racial ne doit pas être appréhendé comme un phénomène isolé, dépendant exclusivement de mauvais comportements ou de mauvaises personnes qu’il suffirait d’identifier et de neutraliser pour régler le problème. «Le profilage racial est étroitement associé aux dynamiques systémiques, au fonctionnement de l’institution policière, au mandat qui lui est donné (ou qu’elle se donne), aux pressions, politiques et citoyennes, qu’elle subit et, plus généralement, au contexte social dans laquelle elle évolue», observe Victor Armony.
Recommandations
Les chercheurs formulent des recommandations destinées au SPVM. Ils proposent, notamment, que ce dernier se dote d’une politique permettant d’encadrer les interpellations., comme cela existe dans d’autres villes au Canada. «La politique devrait définir ce qu’est une interpellation, dans quel contexte et selon quels principes et paramètres elle doit être faite», relève le professeur.
Le rapport recommande que le SPVM produise et rende public un rapport annuel présentant l’évolution des statistiques d’interpellation, incluant les indicateurs de disparité des chances d’interpellation et de sur-interpellation en vue de documenter le phénomène de manière transparente. Le SPVM devrait aussi développer des modalités complémentaires de suivi en matière de profilage racial, dont l’utilisation d’un sondage annuel sur les relations entre la police et les populations racisées, la réalisation d’observations de terrain et d’entrevues avec des policiers afin de contextualiser la pratique de l’interpellation.
Les chercheurs croient que l’ensemble des programmes et pratiques du SPVM devraient être évalués à l’aune de leur impact sur le profilage racial. Enfin, le SPVM doit poursuivre ses efforts de formation relative au profilage et à la discrimination systémique, notamment dans les programmes en techniques policières et à l’École nationale de police. «Nous avons été invités à rencontrer des enseignants en techniques policières afin d’échanger sur les résultats de l’étude, note Victor Armony. La formation est importante, mais elle doit être accompagnée de consignes claires sur les meilleures méthodes à adopter pour enrayer le profilage racial.»
Le chercheur reconnaît que le profilage racial est une question particulièrement sensible. «Nous savions que notre rapport provoquerait des réactions, dit-il. Celle du SPVM a été très positive. Son directeur, Sylvain Caron, a déclaré qu’il acceptait les résultats de l’étude avec humilité et que des mesures concrètes seraient prises en réponse aux recommandations. C’est la première fois que les forces policières reconnaissent des faits en lien avec le profilage racial et s’interrogent sur les moyens à prendre pour modifier leurs pratiques.»
Une séance d’information publique aura lieu à Montréal, le 22 novembre prochain, où les chercheurs présenteront leur rapport. Des représentants du SPVM seront présents et les citoyens pourront intervenir.