Depuis quelques années, plusieurs villes dans le monde situées au bord de l’eau, comme Rotterdam, aux Pays-Bas, et Hambourg, en Allemagne, multiplient les projets pilotes et testent des dispositifs urbains, architecturaux et paysagers qui intègrent la montée potentielle de l’eau plutôt que de tenter de la combattre. «On aménage des stationnements et des places publiques inondables, par exemple, ou des rez-de-chaussée perméables sans pièce habitable, des parcs éponges et des maisons sur pilotis», illustre la doctorante en études urbaines Marilyne Gaudette (M.Sc. géographie, 2015), qui déplore que le Québec soit à la remorque de ces nouvelles expériences.
Dans une lettre ouverte publiée récemment dans le Devoir à propos des inondations printanières, Marilyne Gaudette et Sylvain Lefebvre, professeur au Département de géographie, affirment que «la maîtrise humaine de certains risques naturels est illusoire» et que «tôt ou tard, d’autres municipalités plus densément peuplées vivront des perturbations similaires à celles que connaissent les territoires récemment affectés, décuplant ainsi le nombre de sinistrés potentiel.» Pourquoi attendre une crise pour réagir?, se questionne la chercheuse. «Il faut repenser nos modes d’aménagement et être novateur afin d’atteindre l’idéal: des villes résilientes.»
Marilyne Gaudette s’intéresse plus spécifiquement à l’aménagement des fronts d’eau urbains. «Au cours des dernières décennies, on a vu émerger différents modèles de reconquête urbaine en réponse à la délocalisation massive des activités portuaires», souligne-t-elle. Les modes d’intervention et les stratégies d’aménagement vont de la mise en tourisme à la réactivation de l’espace public, en passant par un développement orienté vers l’immobilier résidentiel et tertiaire. «Depuis quelques années, on a ajouté à l’équation les risques climatiques, car les villes subissent de plus en plus les effets de la montée des eaux», note la doctorante.
San Francisco la pionnière
À la maîtrise, la chercheuse a analysé deux modèles distincts d’aménagement des fronts d’eau à San Francisco, ville pionnière en la matière sur la scène internationale. Sur la côte nord de la ville, elle s’est intéressée à Fisherman’s Wharf, un site aménagé dans les années 1970 et 1980 selon le concept du Festival Market Place. «Il s’agit d’une reconversion de friches industrialo-portuaires en équipements touristiques, commerciaux, culturels et récréatifs à thématique maritime, explique-t-elle. Cela fonctionne d’un point de vue touristique et économique, mais j’ai constaté que les populations locales ne s’étaient pas du tout réapproprié le lieu.»
L’autre modèle qu’elle a étudié visait à redonner les berges aux résidents, en misant sur la nature patrimoniale d’un lieu public. «Après le violent séisme du 17 octobre 1989, qui a causé l’effondrement d’une partie de l’autoroute surélevée, la ville de San Francisco a choisi de construire un boulevard urbain avec une place publique centrale, et de réhabiliter le Ferry Building, un marqueur architectural identitaire très puissant situé sur le front d’eau. On y a aménagé un marché public, que fréquentent à la fois les populations locales et les touristes. C’est un bel exemple de réaménagement patrimonial réussi.»
Même si elle ne l’a pas étudié dans le cadre de son mémoire, la doctorante a observé l’émergence d’un troisième modèle orienté vers l’immobilier résidentiel et tertiaire. «Ce modèle a été développé en Angleterre, notamment dans l’est de Londres avec les Docklands et Canary Wharf, le quartier des affaires en bordure de la Tamise», précise-t-elle.
Le projet de la Dryline
Boursière du CRSH, Marilyne Gaudette s’intéresse désormais au cas de la ville de New York, qui a emprunté à chacun des trois modèles pour revoir l’aménagement de différents secteurs de la pointe sud de l’île de Manhattan. Dans le cadre de sa thèse, sous la direction de Sylvain Lefebvre, elle se penche sur South Street Seaport, East River Park et Battery Park City. South Street Seaport est une zone historique et touristique où l’on retrouve des bâtiments du début du XIXe siècle, un marché aux poissons et des galeries commerçantes avec boutiques, restaurants et bars, sur le modèle de Festival Market Place. L’East River Park est un jardin public avec des terrains de sports, tout au long de l’East River, tandis que Battery Park City, sur la rive du fleuve Hudson, est un quartier résidentiel avec pistes cyclables et parcs.
Ces réaménagements urbains, réussis à divers degrés, selon la doctorante, se retrouvent aujourd’hui confrontés à un défi supplémentaire: les risques climatiques. «Le passage de l’ouragan Sandy, en 2012, a touché durement New York, rappelle-t-elle. La pointe sud de Manhattan s’est retrouvée sous les eaux, privée d’électricité et complètement paralysée.» Pour éviter que cela ne se reproduise, le gouvernement américain a lancé un concours international pour réaménager les berges dans l’État de New York, du New Jersey et du Connecticut. Plus de 150 projets ont été déposés. «Le projet retenu pour New York est celui de la Dryline, qui consiste en une ceinture verte entourant la pointe sud de l’île. L’idée est d’ajouter un mur de protection adjacent à l’autoroute surélevée qui file le long de l’East River, tout en aménageant un parc incliné, descendant en pente douce vers le front d’eau. Celui-ci ferait office de parc éponge, absorbant l’eau en cas d’inondation», explique Marilyne Gaudette.
La Dryline viendrait se superposer, en quelque sorte, sur les modèles d’aménagement déjà réalisés sur le front d’eau dans le sud de Manhattan. «À South Street Seaport, on prévoit aménager un corridor de protection multifonctionnel sous le tablier de l’autoroute surélevée, précise la chercheuse. Des vannes mécaniques et coulissantes, ainsi que des structures ascendantes pourront être actionnées en cas d’évènement extrême. On parle d’une structure de protection beaucoup plus minérale que dans le cas du East River Park.»
En ce qui concerne Battery Park City, on prévoit un mélange de barrières de protection permanentes et temporaires – donc rétractables – intégrées à la forme urbaine. «On reprend également l’idée du parc éponge imaginé pour le East River Park. Le parc Wagner, au sud de Battery Park City, deviendra en ce sens un parc résilient.»
Le cœur de la thèse de Marilyne Gaudette consiste à analyser comment les trois modèles peuvent évoluer dans le temps avec la Dryline. «Depuis la création de la ville, on est dans une rhétorique de conquête sur l’eau, d’expansion urbaine, autant à l’horizontale qu’à la verticale, observe la doctorante. Avec la Dryline, il y a un renversement d’influence: au lieu de s’étendre vers l’eau, on laisse l’eau pénétrer dans la ville. Le front d’eau n’est plus considéré comme une frontière de développement, mais comme une interface dynamique.»