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Expliquer la radicalisation

Quelles sont les causes de l’extrémisme violent et comment le prévenir? Quatre experts répondent.

Par Claude Gauvreau

18 mars 2019 à 16 h 03

Mis à jour le 22 mars 2019 à 11 h 03

Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.

Une étudiante place une chandelle à la mémoire des victimes des attentats terroristes d’extrême droite à Christchurch, en Nouvelle-Zélande.Photo: Getty/Images

Le 14 mars dernier, la veille de l’attentat terroriste d’extrême droite qui a coûté la vie à 50 musulmans en Nouvelle-Zélande, la Faculté des sciences humaines a présenté à l’UQAM la conférence «La radicalisation aujourd’hui: les enjeux pour le Québec». Cet événement, qui a rassemblé une centaine de personnes, s’inscrivait dans la série «Les grandes conférences en sciences humaines», dont l’objectif est de souligner la contribution de ce domaine du savoir au progrès social.  

Attentats terroristes en sol européen, tueries de masse aux États-Unis, montée de groupes haineux et d’extrême droite, la radicalisation violente prend forme dans un contexte de polarisation identitaire et sociale qui ne connaît pas de frontières. Que faut-il comprendre au-delà de l’expression de cette violence qui suscite consternation, peur et indignation?

Pour répondre à cette question, on avait réuni quatre experts: les professeurs du Département de psychologie Louis Brunet et Ghayda Hassan, le sociologue Habib El Hage, responsable du volet interculturel au Cégep Rosemont et membre du Centre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) de l’UQAM, ainsi que la professeure de l’École d’art de l’Université Laval Joëlle Tremblay, une spécialiste de la médiation culturelle.

L’illusion radicale        

Président sortant de la Société canadienne de psychanalyse, Louis Brunet mène des recherches depuis plus de 35 ans sur la violence individuelle (meurtriers, enfants soldats) et celle des groupes terroristes. Il s’intéresse particulièrement aux facteurs et processus psychologiques prédisposant à la violence, qui font qu’un individu en vient à tuer des êtres innocents au nom d’une cause, politique ou religieuse, laquelle semble l’affranchir non seulement des lois de la société, mais aussi de ses propres principes moraux, de ses propres normes et interdits.

«Les analyses psychologiques des fanatiques violents montrent des jeunes hommes en quête d’un sens à donner à leur vie, en proie à une souffrance narcissique, à la recherche d’une identité d’emprunt qui compenserait ces carences», a indiqué le professeur. Selon lui, le futur radicalisé fait inconsciemment l’amalgame entre une souffrance personnelle qu’il ne reconnaît pas et une souffrance qu’il identifie à un groupe, parfois lointain, qu’il perçoit comme persécuté. Cet amalgame qui mène à la radicalisation des extrémistes violents peut être alimenté par diverses sources. «Au détour du journal télévisé, ou d’un site Internet, se présentent à eux une cause qui leur semble grandiose et, avec elle, la promesse d’une identité grandiose. Le fusionnement à cette cause leur procure l’identité qui leur fait défaut et masque le sentiment de carence narcissique qui les habite. Se mettent alors en place des processus psychiques les conduisant à sombrer dans l’illusion radicale et à privilégier la violence.»

Se guérir collectivement

Directrice du Réseau des praticiens canadiens en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents, Ghayda Hassan inscrit ces phénomènes dans le contexte des polarisations sociales, là où le dialogue avec l’autre se rompt et où une société se construit sur la base de ce qui la divise, plutôt que sur ce qui l’unit. «C’est dans un tel contexte que l’autre peut apparaître comme un ennemi, comme quelqu’un dont on doit se méfier ou avoir peur. Un peur qui est alimentée par certains dirigeants politiques», a souligné la chercheuse, qui est aussi cotitulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents et membre de l’équipe SHERPA-Recherche et Action sur les polarisations sociales du CIUSSS Centre-Ouest de l’île de Montréal.

Quand nous nous sentons menacés personnellement ou collectivement, c’est la réalité de la peur ressentie qui l’emporte sur notre capacité à analyser la nature et la portée réelle de la menace. «C’est ainsi que naissent les clivages et les crispations identitaires, soutient Ghayda Hassan. Ceux-ci nous entraînent dans un mode de relation à l’autre anxiogène, douloureux et sur-simplifié, qui conduit à la rupture du dialogue. Nous avons le choix de nous construire collectivement sur la base de ce qui nous sépare ou autour d’une histoire commune.»

Pour des approches complémentaires  

Chargé de cours à l’École de travail social et membre de l’équipe de recherche Sherpa, Habib El Hage s’intéresse aux relations interculturelles et à la prévention de la violence en milieu scolaire. Selon lui, la solution ne peut pas être uniquement sécuritaire ou éducative. «Nous ne comprendrons la complexité du phénomène de la radicalisation violente que si nous développons des approches complémentaires, que si les intervenants des milieux d’enseignement, de la santé, du travail ainsi que les chercheurs en histoire, en sociologie, en travail social, en science politique et en psychologie unissent leurs efforts et travaillent ensemble plutôt qu’en silo», a déclaré Habib El Hage. 

Le chercheur a aussi insisté sur l’importance de situer l’extrémisme violent dans un contexte historique et politique plus large, d’évaluer efficacement les méthodes de prévention et de concevoir les interventions dans le domaine des relations interculturelles comme un dialogue avec l’autre sur des bases égalitaires, plutôt que comme un discours sur l’autre. «Il est urgent d’agir, a-t-il lancé, alors qu’une étude récente sur les déterminants individuels et sociaux de la radicalisation violente chez les cégépiens, à laquelle j’ai participé, révèle que près de la moitié des jeunes disent avoir vécu de la violence et de la discrimination, et souffert de solitude et de détresse émotionnelle.»   

Et si les murs parlaient? 

Depuis plus de 30 ans, Joëlle Tremblay pratique ce qu’elle appelle «l’art qui relie», un art participatif et relationnel impliquant des participants de diverses communautés et prenant la forme de peintures murales, de performances, d’installations et d’événements. Au lendemain de l’attentat à la grande mosquée de Québec, en janvier 2017, la professeure et artiste s’est engagée dans un projet collectif de création d’une œuvre d’art: un bas-relief sonore d’une murale en céramique, réalisé en collaboration avec des chercheurs de l’Université Laval, le Centre de recherche Sherpa ainsi que les familles d’enfants de 2e et 3e année du primaire fréquentant l’École de l’excellence à Québec et l’École du Saint-Sacrement à Saint-Donat de Portneuf.

«L’objectif était de faire du bien aux enfants et adultes touchés par la tuerie et de créer du lien social par la réalisation d’un projet artistique, a expliqué Joëlle Tremblay. Invité à imaginer comment vivre ensemble, chaque enfant travaillait sur un fragment de céramique et pouvait y inscrire ses rêves pour construire le pays qu’il souhaitait habiter. En construisant un mur anti-mur, nous avons créé un espace de réflexion et de solidarité contagieuse.»        

Endoctrinement et dé-radicalisation

«Que peut-on faire face aux extrémistes violents qui endoctrinent, qui incitent à la radicalisation et qui recrutent?», a demandé une personne dans la salle au cours de la période de discussion. «Sans nier l’importance du rôle joué par ces recruteurs, on ne doit pas oublier qu’il y a des gens qui sont à la recherche d’une cause, a observé Louis Brunet. Il y aura toujours des individus qui seront extrêmement sensibles au discours radical et violent, alors que d’autres ne le seront pas ou peu.» Abondant en ce sens, Ghayda Hassan a fait remarquer que «les recruteurs, au-delà de l’idéologie qu’ils défendent, établissent d’abord un lien personnel avec quelqu’un à travers un processus de communication et de séduction.» De là l’importance de combattre l’isolement social, en particulier des jeunes, pour contrer le discours de la radicalisation.

«Est-il possible de dé-radicaliser des individus qui ont eu recours à la violence?», a demandé un autre intervenant. «C’est un processus de longue haleine, a répondu Louis Brunet. Il est très difficile de contrer la séduction et l’illusion de puissance que procure la radicalisation violente. Des recherches sur les enfants soldats ont montré qu’une fois démobilisés après un conflit, ils jouaient à être soldats. Nous n’avons pas encore trouvé de bonne solution au problème, mais nous devons faire du dépistage et de la prévention avant même que des individus ne fassent le choix de la violence.»