Axé sur l’expression artistique sous toutes ses formes, l’événement Burning Man attire, chaque année, entre 70 000 et 80 000 personnes provenant de partout dans le monde. Se déroulant dans le Black Rock Desert, au Nevada, il constitue pour certains une expérience transformatrice. «Pendant une semaine, les gens adhèrent à une communauté en effervescence sociale et font des rencontres pouvant être exaltantes», confirme le professeur du Département de sexologie Dominic Beaulieu-Prévost, qui a participé à l’événement pour la première fois en 2010.
Le professeur s’est joint à l’équipe de recherche de Burning Man, le Black Rock City Census, qui compte environ 200 bénévoles. «Chaque année, l’équipe collecte des données en deux temps, explique Dominic Beaulieu-Prévost. Afin de caractériser la population étudiée, un échantillonnage, basé sur un questionnaire sociodémographique, est constitué au début de l’événement. Puis, l’enquête principale est réalisée en ligne dès la fin de l’événement. Les résultats sont pondérés à partir des estimations populationnelles de l’échantillonnage, ce qui permet d’obtenir une représentation des caractéristiques sociodémographiques équivalente à celle des grandes enquêtes nationales.»
Le chercheur est désormais l’analyste principal de l’enquête populationnelle effectuée à chaque édition de Burning Man. En collaboration avec la diplômée à la maîtrise Mélanie Cormier (M.A. sexologie, 2019) et trois collègues américains, il a publié récemment dans Archives of Sexual Behavior les résultats d’une étude portant sur les expériences sociales, intimes et sexuelles vécues par les participants lors de l’événement. L’étude repose sur l’analyse de données récoltées auprès de plus de 19 500 participants lors des éditions de 2013 et 2014. «Chaque participant vit un Burning Man différent, en fonction de sa personnalité, de ses intérêts et de son degré d’implication, note Dominic Beaulieu-Prévost. Le dénominateur commun, toutefois, demeure la rencontre de nouvelles personnes.»
Une ville dans le désert
Fondé en 1986 à San Francisco, Burning Man a pris de l’expansion et s’est déplacé au Nevada au début des années 1990. «La particularité de l’événement est qu’il a lieu dans une ville temporaire, créée de toutes pièces en plein désert par les participants, explique Dominic Beaulieu-Prévost. Il faut tout apporter: nourriture, matériel de camping, douche, et il n’y a pas de poubelles. Lorsque l’événement se termine, tout est démonté.» L’un des seuls services offerts: les toilettes chimiques. «Même l’aéroport, avec piste d’atterrissage et tour de contrôle, est presqu’entièrement construit par des bénévoles», note le professeur.
Chaque année, la ville prend la forme d’un immense U, dont le diamètre «fait environ 4 stations de métro sur la ligne verte», illustre Dominic Beaulieu-Prévost. Au centre, on retrouve le fameux Man, une effigie gigantesque en bois, dont l’allure varie chaque année. Un temple est aussi construit par un artiste différent à chaque édition. «Il s’agit d’un lieu de recueillement où les gens déposent des objets ayant appartenu à des proches récemment décédés, note le chercheur. Le Man est brûlé lors du dernier samedi, la soirée la plus festive de l’événement, tandis que le temple l’est à son tour le dimanche. C’est une façon de clore l’événement et de marquer une étape dans le deuil.»
Le look Mad Max ou post-apocalyptique des participants est pragmatique: la ville est érigée sur du sable extrêmement fin, comme du talc, explique le chercheur. «Il y a parfois des tempêtes, appelées white out, où l’on ne voit même pas sa propre main devant soi, ou encore des tourbillons de poussière, appelés dust devil, qui s’élèvent dans le ciel. D’où l’importance d’avoir des lunettes de protection, un masque ou un foulard, et une gourde d’eau en tout temps.»
Beaucoup de gens apportent leur vélo pour se déplacer sur le site. Les seules voitures autorisées sont les voitures décorées et les chars allégoriques. Dix principes guident les participants, dont l’autonomie radicale, l’inclusion radicale, la responsabilité civique et l’économie de don. «Il n’y a aucune transaction en argent durant l’événement, sauf au camp central, où l’on vend du café, du thé et des boissons électrolytes», précise Dominic Beaulieu-Prévost.
«On ne va pas à Burning Man pour être un spectateur passif. On y va pour faire l’événement.»
Dominic Beaulieu-Prévost
Professeur au Département de sexologie
Aucun événement n’est planifié par les organisateurs: ce sont les participants qui s’impliquent et proposent des activités ou qui réalisent des installations artistiques et des performances. «On ne va pas à Burning Man pour être un spectateur passif. On y va pour faire l’événement», explique le professeur. La ville est active 24 heures sur 24. «Les installations artistiques et performances de toutes sortes sont si nombreuses que l’on doit se résigner à en rater plusieurs», ajoute-t-il.
Comme pour d’autres événements festifs, la consommation de drogues et d’alcool est une réalité à Burning Man. «Certains en abusent, d’autres pas du tout. Il ne faut jamais perdre de vue qu’il s’agit d’un marathon d’une semaine, pas d’un sprint, et que le soleil tape fort dans le désert. Pour profiter de l’événement, il faut être en forme et bien hydraté. Et puis c’est tellement psychédélique qu’on n’a pas besoin d’altérer son état de conscience», note en riant Dominic Beaulieu-Prévost.
Les expériences sociales et intimes
Pour établir une typologie des expériences sociales et intimes, l’équipe du Black Rock City Census posait différentes questions aux participants : avec combien de nouvelles personnes avez-vous eu des discussions fascinantes… des connexions émotionnelles intenses… des contacts intimes comme des massages… des caresses… des câlins… des baisers… des relations sexuelles ? «Nous avons identifié cinq profils de participants, indique le chercheur. Certains demeurent plutôt dans leur zone de confort, tandis que d’autres s’investissent dans de nouvelles rencontres.»
Les chercheurs ont baptisé le premier profil «An independent journey». «Il s’agit de participants qui sont demeurés au sein de leur cercle de connaissances. Ils ont eu des discussions fascinantes avec deux ou trois nouvelles personnes, mais ils n’ont pas vécu de nouvelles connexions émotionnelles ou rencontres physiques. À la fin de l’événement, une ou deux personnes se sont ajoutées à leur réseau.» Ce profil regroupe 25 % des répondants.
«Chaque participant vit un Burning Man différent, en fonction de sa personnalité, de ses intérêts et de son degré d’implication. Le dénominateur commun, toutefois, demeure la rencontre de nouvelles personnes.»
Le second profil, «Connecting with a new crowd», qui regroupe 30 % des répondants, témoigne d’un plus grand effort d’investissement social. «Ces personnes ont vécu des connexions émotionnelles avec deux ou trois nouvelles personnes, la moitié ont eu des activités intimes, mais aucune n’a eu de relation sexuelle durant l’événement. Ces participants souhaitaient garder contact avec trois à cinq personnes après l’événement.»
Le quart des répondants présente un profil de type «A heart opening experience», poursuit le professeur. «Ces participants font preuve d’une grande ouverture émotionnelle, discutent avec une dizaine de nouvelles personnes, connectent avec la moitié d’entre elles. La plupart n’ont pas de nouveaux partenaires intimes ou sexuels durant l’événement et souhaitent rester en contact avec les personnes avec lesquelles ils ont vécu une connexion.»
Le quatrième profil a été baptisé «A cuddle puddle experience». «Il s’agit du profil social le plus intense, note Dominic Beaulieu-Prévost. Ce sont des participants qui non seulement connectent émotionnellement avec une demi-douzaine de nouvelles personnes, mais qui expérimentent aussi des contacts physiques intimes avec quelques individus. La moitié d’entre eux ont eu une relation sexuelle avec un nouveau partenaire, avec lequel on souhaite garder contact.» Ce profil regroupe 15 % des répondants et les deux-tiers d’entre eux disent avoir vécu une expérience transformatrice ayant changé leur façon de voir le monde.
Enfin, le profil «An experience of free love» regroupe les 5 % de participants qui vivent le moment présent sans penser à long terme. «C’est le profil atypique qui ressemble à du tourisme sexuel. On a des relations sexuelles avec au moins un nouveau partenaire, mais on ne veut pas garder contact à long terme», précise Dominic Beaulieu-Prévost.
Prendre des risques sexuels
La deuxième partie de l’étude reflète le travail effectué par Mélanie Cormier dans le cadre de son mémoire, lequel portait sur la prise de risques sexuels lors de l’événement. «Les événements de masse intéressent de plus en plus les chercheurs en santé publique, car les possibilités de contagion et de transmission de virus sont multiples. Dans le cas de Burning Man, on a quelque 80 000 personnes provenant de différentes régions de la planète, chacune avec leur historique immunitaire», observe Dominic Beaulieu-Prévost.
«Les événements de masse intéressent de plus en plus les chercheurs en santé publique, car les possibilités de contagion et de transmission de virus sont multiples.»
Mélanie Cormier a identifié les principaux facteurs influençant la prise de risques sexuels, c’est-à-dire la décision de se protéger ou non lorsqu’il y a relation sexuelle avec un nouveau partenaire. «Il y a d’abord le manque de préparation en vue de l’événement, ou le manque d’expérience en matière de protection contre les ITSS, souligne le professeur. Certaines personnes se rendent à l’événement en pensant qu’elles n’auront pas de relations sexuelles, mais l’occasion survient. Soit elles n’ont pas de condom, soit elles n’ont pas l’habitude d’en négocier le port.» Les données montrent que les personnes qui ont moins de partenaires sexuels durant l’année étaient moins portées à se protéger advenant une relation sexuelle durant l’événement.
L’étudiante a démontré que les personnes qui ont débuté leur vie sexuelle active avant la crise du VIH, dans les années 80, prennent plus de risques sexuels. «L’analyse coûts et bénéfices figure également parmi les facteurs identifiés, poursuit Dominic Beaulieu-Prévost. Ceux qui voulaient garder contact avec la personne avec laquelle ils avaient eu des relations sexuelles prenaient plus de risques. Cela indique que négocier un rapport sexuel protégé avec son partenaire serait encore perçu comme un manque de confiance pouvant poser obstacle au développement de la relation.»
Les résultats de l’étude suggèrent en outre que les gens présentant les profils les plus intenses socialement bénéficient d’un facteur de protection. «Il semble effectivement que plus les gens s’impliquent socialement dans l’événement, plus ils ont de chances de se protéger s’ils rencontrent un nouveau partenaire sexuel. Est-ce parce que l’événement facilite la communication et l’expression de ses désirs? Il faudra pousser notre analyse plus loin pour bien cerner les raisons expliquant ces résultats», conclut le chercheur, qui a déjà hâte à l’édition 2020.