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Des profs cyberharcelés?

Stéphane Villeneuve amorce une enquête sur la cyberintimidation envers les professeurs d’université.  

Par Pierre-Etienne Caza

22 février 2019 à 9 h 02

Mis à jour le 22 février 2019 à 9 h 02

Illustration: Getty Images

Les professeurs de l’UQAM et de l’UQTR ont reçu récemment une invitation à répondre à un questionnaire portant sur la cyberintimidation envers le corps professoral universitaire. «Il s’agit de la première étude sur le phénomène au Québec», souligne le professeur du Département de didactique Stéphane Villeneuve, qui mène ce projet de recherche, financé par le CRSH, en collaboration avec sa collègue Isabelle Plante, du Département d’éducation et formation spécialisées. «Qu’ils aient vécu ou non de la cyberintimidation, nous enjoignons les professeurs à compléter notre questionnaire, car nous souhaitons obtenir le plus de réponses possibles», dit le chercheur.

La cyberintimidation peut prendre plusieurs formes: courriels agressifs à répétition, commentaires cinglants sur le Web, diffusion de fausses rumeurs, partage de photos trafiquées sur les réseaux sociaux, menaces physiques et même menaces de mort. «Un professeur m’a confié avoir compté plus de 70 échanges de courriels avec un étudiant à propos du même sujet. C’était un cas flagrant de cyberintimidation», soutient Stéphane Villeneuve.

Les conséquences de la cyberintimidation, ou cyberharcèlement, peuvent être graves, rappelle le chercheur. «Les personnes prises pour cibles voient souvent leur estime de soi affectée, sont plus à risque de souffrir d’anxiété, de troubles du sommeil et, lorsque la situation persiste, de dépression.»

«Qu’ils aient vécu ou non de la cyberintimidation, nous enjoignons les professeurs à compléter notre questionnaire, car nous souhaitons obtenir le plus de réponses possibles.»

Stéphane Villeneuve

Professeur au Département de didactique

Dans une autre recherche menée entre 2015 et 2017 auprès de 753 enseignants du primaire et du secondaire, Stéphane Villeneuve a montré que 12,7 % d’entre eux avaient subi de la cyberintimidation de la part d’élèves, de parents, de collègues et de directions d’école. Cette étude avait été réalisée en collaboration avec la Centrale des syndicats du Québec, la Fédération autonome de l’enseignement et le Service aux collectivités de l’UQAM.

Son nouvel échantillon composé de professeurs d’université comporte 1584 répondants potentiels. «Notre hypothèse est que les femmes et les professeurs issus de minorités raciales vivent davantage de cyberharcèlement», souligne le chercheur. Des entrevues avec les répondants qui disent avoir vécu de la cyberintimidation permettront de mieux comprendre le phénomène et d’envisager des solutions.

La seule autre étude canadienne sur le sujet a été réalisée entre 2012 et 2014 par Wanda Cassidy, de l’Université Simon-Fraser (Colombie-Britannique), auprès de 331 professeurs de 4 universités. Ses résultats indiquaient que 17 % des professeurs avaient subi de la cyberintimidation, surtout de la part d’étudiants et de collègues. «Ce sont des chiffres un peu plus élevés que dans notre échantillon du primaire et du secondaire, constate Stéphane Villeneuve. Cela s’explique sans doute par le fait que l’université est un milieu très compétitif, tant du côté des étudiants que des professeurs.»

Courriels toxiques

Quand il a commencé à enseigner, il y a une quinzaine d’années, Stéphane Villeneuve recevait souvent la visite d’étudiants à son bureau. «Désormais tout se fait par courriel, ou plus rarement par Skype, observe-t-il, et les risques de dérapage sont plus élevés.»

Au cours de la dernière année, le professeur a été soufflé par un courriel que lui a fait parvenir l’un de ses étudiants. «Je venais de terminer un cours où j’abordais justement la question de la cyberintimidation, raconte-t-il. Cet étudiant avait posé plusieurs questions, notamment sur ma grille de correction, auxquelles j’avais répondu patiemment. Après le cours, il m’a envoyé un long courriel de bêtises, remettant en question mon expertise et faisant preuve d’une agressivité inappropriée. C’était la première fois que je recevais un tel courriel dans ma carrière.»

«Je dis souvent à mes étudiants qui deviendront professeurs à leur tour: parfois, ça vaut la peine d’attendre au lendemain avant de répondre à un courriel. Inutile de le faire sur le coup de l’émotion.»

Heureusement, l’étudiant – un enseignant de cégep! – s’est aperçu que son comportement était inadéquat et il s’est excusé en personne deux fois plutôt qu’une, poursuit Stéphane Villeneuve. Mais ce ne sont pas tous les cyberharceleurs qui font amende honorable. «Les gens ne réfléchissent pas. Je dis souvent à mes étudiants qui deviendront professeurs à leur tour: parfois, ça vaut la peine d’attendre au lendemain avant de répondre à un courriel. Inutile de le faire sur le coup de l’émotion.»

La cyberintimidation ne s’exprime pas uniquement par le courriel, note le chercheur. «Une collègue chargée de cours m’a raconté avoir créé un forum de discussion pour son cours et ses propres étudiants se sont mis à la critiquer violemment. Il faut vraiment être déconnecté de la réalité pour écrire des bêtises à la personne qui va t’évaluer à la fin du trimestre.» Les sites web comme RateMyTeacher constituent également des outils de cyberintimidation, considère Stéphane Villeneuve. «C’est parfois poli, mais aussi souvent très agressif et complètement anonyme», déplore-t-il.

Backlash sur les réseaux sociaux

Même lorsqu’ils ne sont pas en classe, les professeurs prêtent flanc à la cyberintimidation, surtout quand ils se prononcent sur des sujets d’actualité à l’invitation de médias. «Le backlash est parfois violent sur les réseaux sociaux, constate Stéphane Villeneuve. Certains internautes s’acharnent en visant personnellement des professeurs, versant ainsi dans la cyberintimidation.»

Le cyberharcèlement peut également provenir de collègues. «J’ai travaillé dans une université où certains profs devaient respecter une certaine distance entre eux et d’autres collègues», illustre le chercheur. Les confrontations d’idées et d’opinions entre professeurs sont fréquentes et souhaitables dans une université, observe Stéphane Villeneuve, mais la frontière est parfois mince entre reprendre ses esprits et entretenir un sentiment de colère à l’endroit d’un collègue. «On peut facilement se retrouver dans une situation de cyberintimidation, par échanges de courriels plus ou moins subtils. Même les syndicats de professeurs m’ont indiqué qu’ils recevaient parfois des courriels frôlant la cyberintimidation de la part de leurs propres membres, lorsque ces derniers sont en désaccord avec leurs positions!»

Une étude élargie

Stéphane Villeneuve et sa collègue Isabelle Plante envisagent déjà une suite à ce projet de recherche. Ils aimeraient effectuer une collecte de données auprès d’un plus grand nombre de répondants à travers tout le Québec, afin d’obtenir un portrait global du phénomène de la cyberintimidation envers le corps professoral universitaire. «Notre objectif est de fournir un état des lieux qui, espérons-le, incitera les universités à mettre à jour et à faire connaître leurs politiques, et à identifier les ressources pouvant endiguer le problème du cyberharcèlement.»