On ne compte plus le nombre de romans, de nouvelles et de poèmes qui cherchent à définir la vérité du sentiment amoureux. Et si les actes d’écrire et de lire étaient eux-mêmes des gestes d’amour? Dans sa thèse de doctorat menée sous la direction de la professeure du Département d’études littéraires Martine Devaux, Valérie Lebrun (Ph.D. études littéraires, 2018) explore la manière dont l’amour donne forme à l’écriture, celle des femmes, ainsi que la séduction exercée sur les lectrices par la littérature ayant l’amour pour sujet de prédilection. «J’ai voulu comprendre comment on arrive à écrire avec et par amour, comment on recrée le vertige provoqué par l’amour, tout en témoignant de ma propre expérience de lectrice amoureuse», explique la diplômée.
Intitulée «Trajet d’une lectrice amoureuse: lecture de l’amour dans la littérature contemporaine des femmes (Québec-France, 1990-2016)», la recherche de Valérie Lebrun s’intéresse aux œuvres d’auteures telles que Nelly Arcan, Christine Angot, Martine Delvaux, Camille Laurens et Catherine Mavrikakis. «Alors que la femme est souvent un objet d’amour pour les hommes, que ceux-ci cherchent à posséder, j’ai voulu parler des femmes en tant que sujets, en tant qu’amoureuses, souligne la diplômée. Une figure relie ces écrivaines, à laquelle elles font explicitement référence dans plusieurs écrits. Il s’agit d’Antigone, personnage tragique de la mythologie grecque, une femme assoiffée de justice qui refuse d’être victime en se révoltant contre l’autorité du roi Créon pour mieux affirmer son amour.»
Valérie Lebrun fait intervenir d’autres auteures, comme Marguerite Duras, Virginia Woolf, Françoise Sagan et Susan Sontag, dont les œuvres ont aussi été écrites par amour, que ce soit pour la littérature, pour le cinéma ou pour des femmes ou des hommes. «Plusieurs auteures évoquent Marguerite Duras, qui a incité de nombreuses femmes à écrire, note la diplômée. Ainsi Catherine Mavrikakis écrit: Duras, je l’aime… Son écriture me bouleverse, me hante… Je dois l’avouer: j’aurais bien aimé être son Yann Andréa.»
Dans l’ensemble des œuvres étudiées, l’adresse amoureuse, qui se traduit par une écriture au je, le pronom de l’intimité, est récurrente. «Qu’elle prenne la forme de lettres ou d’un journal intime, l’adresse amoureuse implique l’appel ou l’élan vers l’autre à travers la littérature, poursuit Valérie Lebrun. Quand on parle d’amour, on parle toujours à quelqu’un ou de quelqu’un.»
«Dans la vie de tous les jours, l’amour est parfois décevant. La littérature est le seul espace, sans limites, qui peut rendre justice au rêve que l’on a de l’amour, qui peut lui donner tout son souffle.»
Valérie Lebrun,
Faire de l’amour un cinéma
La diplômée s’est penchée sur «le cinéma que les femmes font de l’amour», cette manière de donner toute la place à la fiction de l’amour, en en faisant le seul sujet, la seule mesure de la littérature. «Dans la vie de tous les jours, l’amour est parfois décevant, observe Valérie Lebrun. La littérature est le seul espace, sans limites, qui peut rendre justice au rêve que l’on a de l’amour, qui peut lui donner tout son souffle.»
Entre le commencement de l’amour et la tragédie de sa fin, les œuvres analysées par la diplômée mettent toutes en scène le désir et l’impossibilité de conjuguer à la fois l’expérience réelle de l’amour, avec toutes ses contingences, et son imaginaire, souvent grandiose. «Comment résoudre cette contradiction? Que signifie vivre par amour, aimer à en mourir? Ces questions hantent plusieurs écrivaines, dit Valérie Lebrun. Le seul amour qui en vaille la peine, c’est l’amour impossible, parce qu’il est infini. C’est d’ailleurs le titre d’un livre de Christine Angot: Un amour impossible.»
«La solitude est une dimension intrinsèque de l’amour, voire une fatalité. Même en couple, la fusion n’est jamais complète. Chez les auteures de mon corpus, la vraie relation durable est celle qui existe entre la narratrice et l’écriture.»
Une expérience de la solitude
La diplômée a voulu s’éloigner du vase clos de la relation – notamment hétérosexuelle – centrée sur le désir, la sexualité et l’érotisme, pour mettre en lumière la différence entre l’amour comme expérience de la solitude à travers l’acte d’écrire et une culture de la romance fondée sur la dépense et la consommation des corps. «Quand on écrit ou quand on aime, on est toujours seul, soutient Valérie Lebrun. La solitude est une dimension intrinsèque de l’amour, voire une fatalité. Même en couple, la fusion n’est jamais complète. Chez les auteures de mon corpus, la vraie relation durable est celle qui existe entre la narratrice et l’écriture.»
Plusieurs récits littéraires se réduisent à une chronologie des rapports amoureux: rencontre, passion, échec, rupture ou réconciliation. Dans les œuvres qu’elle a étudiées, la diplômée observe plutôt des allers-retours constants entre l’imaginaire de l’amour et un discours réflexif sur l’écriture dont l’amour est le sujet. «La réflexion sur l’amour et celle sur son écriture s’entrelacent, créant une sorte de hors-temps. L’amour n’est plus pensé en termes de souvenir, d’extase ou de crise au présent ou de rêve dans le futur.»
Les lieux de l’amour
Valérie Lebrun s’intéresse à la portée amoureuse de lieux – pays, ville, hôtel, chambre – où rien ne se passe, sinon la genèse des gestes d’aimer et d’écrire. «Dans les écrits de Camille Laurens, Christine Angot et Martine Delvaux, l’Italie – Rome, en particulier – apparaît comme le lieu originel qui produit l’amour, observe la diplômée. C’est le lieu de la passion, qui permet d’ancrer les histoires d’amour dans l’imaginaire de la tragédie antique et dans ce qu’il y a de plus commun à l’imaginaire amoureux.»
New York, Paris ou Londres sont d’autres lieux emblématiques qui nourrissent l’imagination de l’écrivaine et de la lectrice en suscitant une foule d’images. «Il suffit de fermer les yeux pour que surgissent un paysage, une couleur, une lumière, dit Valérie Lebrun. Londres a donné matière à la quête d’écriture de Virginia Woolf. Dan l’une de ses nouvelles, l’écrivaine traverse la ville à la recherche d’un crayon.»
Un amour immodéré pour l’amour
Valérie Lebrun reconnaît que sa thèse a pour point de départ un «amour immodéré pour les histoires d’amour», celles que racontent les livres et les films, et celles dont le souvenir est ravivé par les photographies. «Ce qui m’attirait, dit-elle, c’était le rêve d’amour, son début et les efforts que l’on déploie pour qu’il ne se termine pas, car on ne veut jamais que l’amour finisse. Je voulais faire une thèse qui ne mettrait pas fin à l’amour… le fantasme de la fusion, probablement. Tout le monde me disait que je risquais de me perdre dans cette aventure, mais je pense avoir gagné mon pari.»
La diplômée aimerait écrire un jour un livre, un seul. «J’essaierais de tout y mettre, comme je l’ai fait avec ma thèse.» En attendant, Valérie Lebrun a entrepris, depuis septembre dernier, des études de baccalauréat en droit à l’Université McGill. «Cela correspond peut-être à une autre quête de l’impossible, celle de la justice», dit-elle en riant. Comme quoi Antigone n’est jamais loin.