Depuis le printemps dernier, le professeur du Département de didactique Olivier Arvisais (M.A. science politique/relations internationales, 2013) mène un projet de recherche sur le système d’éducation implanté dans le nord de l’Irak de 2014 à 2017. À l’été 2014, l’État islamique (EI, aussi appelé Daesh), une organisation terroriste, militaire et politique, a instauré durant trois ans un proto-État dans la région de Kirkouk.
Pour mieux comprendre les objectifs éducatifs du régime de l’EI, le professeur et son équipe de recherche ont traduit (de l’arabe vers le français) et analysé plusieurs manuels scolaires produits par le ministère de l’éducation du califat. L’équipe de recherche a réussi à mettre la main sur des manuels de sciences, de mathématiques, de programmation informatique, de sciences sociales, ainsi que des manuels d’éducation religieuse destinés aux élèves du primaire, âgés de 6 à 10 ans. Ce sont les employés d’une ONG connue des chercheurs qui leur ont fait parvenir les documents, abandonnés sur place lors de la reprise par le gouvernement irakien des zones occupées par l’EI.
La doctrine de l’EI au cœur de la réforme scolaire
Les dirigeants de l’État islamique ont mis en place une véritable réforme scolaire, reconnaît Oliver Arvisais, qui est aussi chercheur associé à l’Observatoire canadien sur les crises et l’aide humanitaires (OCCAH) et co-président du Comité scientifique de la Chaire UNESCO de développement curriculaire. «Ils ont embauché les professeurs d’éducation religieuse de l’ancien régime laïque pour en faire des directeurs d’école, responsables de l’implantation du nouveau système d’éducation et de la surveillance des enseignants», poursuit ce spécialiste de l’éducation en situation d’urgence. Les anciens directeurs d’école avaient pour tâche de rédiger les manuels scolaires, sous l’égide du ministre de l’éducation.
C’est la première fois que des chercheurs lèvent le voile sur ce système éducatif majoritairement religieux et doctrinaire. «Environ 70 % du temps était consacré à l’éducation religieuse et à l’apprentissage de la langue arabe classique au moyen du Coran, puisque c’est le livre de référence», relève Olivier Arvisais.
Les dirigeants du proto-État ont instauré «un système éducatif dans lequel ils ont transposé leur doctrine en détails, ce que d’autres organisations du même type, comme Boko Haram ou Al-Qaïda, par exemple, n’ont jamais été en mesure de faire», précise le professeur. La doctrine islamiste de l’EI a aussi fait l’objet d’analyses par les chercheurs.
Beaucoup d’Irakiens ont été séduits par l’idée que l’EI voulait former un grand État où tous les musulmans seraient les bienvenus, rappelle Olivier Arvisais. «C’était un faux projet rassembleur, puisque, dans les faits, de nombreux éléments doctrinaux empruntés au salafisme, par exemple, faisaient en sorte d’exclure les musulmans appartenant à d’autres courants religieux.»
Les matières profanes comme les mathématiques, les sciences sociales ainsi que les sciences et la technologie complétaient le programme. «L’enseignement dispensé était assez moderne», dit Olivier Arvisais. Pour enseigner la programmation informatique, par exemple, les professeurs avaient recours au logiciel Scratch, le même que celui utilisé par les élèves occidentaux. «Les élèves de l’EI apprenaient le code informatique en simulant des attaques sur l’armée irakienne», illustre le professeur. Les exercices pédagogiques en mathématiques ou en sciences étaient souvent contextualisés avec des éléments violents. «Les élèves apprenaient ainsi à additionner des balles de fusil au lieu d’additionner des pommes.» Le contenu scientifique du curriculum scolaire était très pauvre, truffé d’erreurs et d’éléments religieux.
Selon le chercheur, les filles ne fréquentaient probablement pas l’école. «Parmi les manuels scolaires trouvés, aucun ne s’adressait aux fillettes, hormis un manuel en économie familiale destiné aux élèves du secondaire», observe Olivier Arvisais. Le cheminement scolaire s’arrêtait autour de 14 ans « pour permettre aux élèves d’aller combattre». Il n’existe pas de recensement officiel du nombre d’enfants ayant été scolarisés durant les trois années d’occupation.
Une troisième phase de la recherche est présentement en cours. Après avoir dépouillé le curriculum scolaire, les chercheurs veulent désormais mener des entretiens à distance avec des informateurs-clés. Des directeurs d’école ayant travaillé pour le califat pourront fournir de l’information sur ce qui a réellement été enseigné par les professeurs, précise Olivier Arvisais. «Que s’est-il passé dans les classes durant cette période? Il sera intéressant de savoir à quel point les prescriptions du ministère de l’éducation de l’EI ont été suivies par les professeurs et s’ils étaient surveillés ou pas.»
Créer des programmes passerelles pour les élèves
L’UNESCO a été mandaté par la communauté internationale pour reconstruire un système d’éducation formel dans le nord de l’Irak. Des organisations humanitaires sont toujours sur place pour assister les personnes déplacées, parmi lesquelles on compte de nombreux enfants. Les professeurs et le personnel des ONG pourront bénéficier des analyses de l’équipe de recherche pour mieux comprendre le vécu des enfants sous le régime de l’EI et favoriser leur intégration dans le régime formel. À titre d’exemple, Olivier Arvisais cite le cas de professeurs n’ayant pas connu le régime qui ne comprendraient pas pourquoi les enfants se bouchent les oreilles quand ils mettent de la musique en classe. «La musique, rappelle-t-il, était interdite sous le régime de l’EI».
Il y un tabou entourant le régime de l’EI. «Les gens ne parlent pas des événements passés», remarque Olivier Arvisais.
Conférence sur l’éducation en situation humanitaire
Le jeudi 21 mars prochain, Olivier Arvisais et Ann Scowcroft, conseillère technique en éducation au Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, prononceront une conférence dans le cadre de la série de Rencontres Educere, qui visent à créer un lieu de partage de connaissances en éducation. Organisée par la Faculté des sciences de l’éducation, la conférence intitulée «L’éducation en situation humanitaire: quelle éducation pour les populations réfugiées?», aura lieu à 17 h 30 à la Didacthèque (salle W-1010). Pour participer à l’événement, il est nécessaire de s’inscrire.
Les travaux d’Olivier Arvisais portent sur les initiatives d’éducation dans les camps de réfugiés et sur l’éducation sous les groupes armés ou dans les proto-États totalitaires. Le professeur est régulièrement appelé comme consultant-chercheur pour plusieurs organisations internationales, dont le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Dans le cadre de son projet doctoral en éducation, toujours en cours, il s’est intéressé aux initiatives d’éducation accélérée dans les écoles du camp de réfugiés somaliens de Dadaab, au Kenya.
Outre Olivier Arvisais, l’équipe de recherche qui s’est penchée sur le curriculum de l’État islamique est composée de Chirine Chamsine, chargée de cours en langue arabe à l’École de langues et professeure associée au Département de didactique, de Mathieu Guidère, professeur et islamologue à l’Université Paris VIII, et de Vivek Venkatesh, professeur à l’Université Concordia et cotitulaire de la Chaire Unesco en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents. Les professeurs Patrice Potvin et Patrick Charland, du Département de didactique, Stéphane Cyr, du Département de mathématiques, Stéphanie Tremblay, du Département de sciences des religions, ainsi que les étudiants Albane Buriel et Marie-Hélène Bruyère, du doctorat en éducation, Mohamed Amine Mahhou, du baccalauréat en enseignement secondaire, science et technologie et Alex Bernard, du baccalauréat en enseignement en adaptation scolaire et sociale (intervention préscolaire/primaire), ont également collaboré à la recherche.
Les analyses des chercheurs feront l’objet d’une série de publications scientifiques au cours des prochains mois.