Pour concevoir l’exposition La précision du vague, la professeure de l’École de design Carole Lévesque (B.A. design de l’environnement, 1998) est allée à la rencontre des terrains vagues de Montréal, traversant l’île à pied d’est en ouest. Présentée au Centre de design, l’exposition est le fruit de trois années et demie de travail. Elle constitue une sorte d’atlas du terrain vague, documentant ces lieux souvent négligés par divers modes de représentation: plus de 5 000 photographies réunies en 120 collages, base de données numérique, vidéos, captations sonores, dessins perspectifs, collection d’objets trouvés, herbier et élévations paysagères.
Pour plusieurs personnes, les terrains vagues présentent peu d’intérêt. Ce n’est pas le cas de Carole Lévesque. «C’est bien qu’il existent, dit-elle. Ils font partie du paysage urbain. Dans un contexte de densité urbaine, ces espaces offrent des moments de pause, permettent de ralentir le pas, d’observer, d’écouter, voire de découvrir quelque chose d’étrange ou d’inusité, comme un abri de fortune, une vieille paire de jeans ou d’autres types d’objets. Ce sont aussi de petits îlots de nature en ville, avec de la végétation, des animaux, des insectes.»
À Montréal, New York, Berlin ou Beyrouth, la professeure aime arpenter les lieux délaissés ou à l’écart, un intérêt qui la poursuit depuis longtemps. «Les terrains vagues ne son pas des espaces désertiques, inanimés, souligne-t-elle. Ce sont des lieux où apparaissent souvent des pratiques inattendues. Certains servent de refuge à des personnes marginalisées, révélant une réalité sociopolitique présente dans la ville. D’autres sont des lieux de rencontre, notamment pour des groupes de jeunes. D’autres encore sont des espaces communautaires. Un jour, j’ai vu une famille qui cultivait un jardin collectif au fond d’un terrain vacant, le long d’une voie ferrée.»
En plus de son bac en design de l’environnement obtenu à l’UQAM, Carole Lévesque détient une maîtrise professionnelle en architecture (Université de la Colombie-Britannique) et un doctorat en aménagement, histoire et théorie de l’architecture (Université de Montréal). Avant de se joindre à l’École de design, en 2012, elle a enseigné l’architecture à l’Université de Montréal et à l’Université américaine de Beyrouth. Elle est l’auteure de À propos de l’inutile en architecture (L’Harmattan, 2011) et de Finding Room in Beirut, Places of the Everyday (Punctum Books, 2019), dont le lancement aura lieu au Centre de design, le 20 février.
«Dans un contexte de densité urbaine, ces espaces offrent des moments de pause, permettent de ralentir le pas, d’observer, d’écouter, voire de découvrir quelque chose d’étrange ou d’inusité, comme un abri de fortune, une vieille paire de jeans ou d’autres types d’objets. Ce sont aussi de petits îlots de nature en ville, avec de la végétation, des animaux, des insectes.»
Carole Lévesque,
Professeure à l’École de design
Le goût du dessin
Ce projet d’exposition est né aussi de l’intérêt de Carole Lévesque pour le dessin. «Je voulais mener une recherche-création qui me permettrait de représenter le terrain vague par des relevés précis des choses observées, au moyen du dessin.» Mais par où commencer? «Il fallait d’abord que je sache à quoi ressemblent les terrains vagues, d’où les nombreuses heures de marche et la prise de photos», explique-t-elle.
La professeure a exploré un grand nombre de terrains vagues, mais en a documenté 120, porteurs d’une réflexion sur la ville. «À partir des photos, et avec l’aide d’une équipe de 13 étudiants, j’ai cartographié les terrains, puis j’ai construit une base de données présentant quelque 150 caractéristiques: typographie, fleurs, arbres, asphalte, gravier, sable, etc. Cela permettra aux visiteurs de découvrir une partie de la géographie physique de Montréal.»
Carole Lévesque a aussi constitué un herbier, recueilli divers objets, évocateurs des usages des terrains vagues, et a filmé 12 terrains pendant une année pour témoigner de leur transformation au fil des saisons.
«Les terrains vagues ne son pas des espaces désertiques, inanimés. Ce sont des lieux où apparaissent souvent des pratiques inattendues. Certains servent de refuge à des personnes marginalisées, révélant une réalité sociopolitique présente dans la ville. D’autres sont des lieux de rencontre, notamment pour des groupes de jeunes. D’autres encore sont des espaces communautaires.»
Des espaces disponibles
Le terrain vague est depuis longtemps un espace disponible et, plus récemment, un lieu d’appropriation citoyenne. «L’urbaniste peut y voir l’accomplissement d’un grand projet, le promoteur immobilier, une occasion d’affaires, l’artiste, un lieu de prédilection pour des interventions temporaires», observe la professeure.
Faut-il préserver ces territoires, les laisser intacts? «Certes, les terrains vagues représentent des espaces singuliers, mais ils peuvent participer à l’aménagement du territoire, note Carole Lévesque, notamment en servant de sites de construction dans les quartiers qui ont besoin de logements. En même temps, il faut aussi savoir les apprécier pour ce qu’ils sont.»
Entre passé et futur
Les terrains vagues ne sont pas des trous sur une carte, encore moins des trous de mémoire, mais constituent des témoins de l’évolution de la ville, racontant des choses sur les conditions qui les ont générés, souligne la professeure. «Médiateurs entre le passé et le futur, ils sont partie prenante d’un paysage urbain qui bouge constamment. Certains sont délaissés et deviennent vacants, alors que d’autres cessent de l’être parce qu’ils se trouvent au centre d’un projet de développement économique ou social. La démolition, l’automne dernier, de l’ancien hippodrome de Montréal a créé un grand vide. Mais cette décision a généré plusieurs discussions sur la part d’histoire représentée par l’hippodrome qu’il fallait conserver ainsi que sur l’avenir du quartier où il se trouvait.»
Les terrains vagues échappent, par ailleurs, aux discours normatifs sur la vie en ville et en constituent le revers critique. «Dans un parc, il y a des règles à suivre. On sait ce que l’on peut faire et ne pas faire, comme ne pas laisser son chien courir librement. Sur un terrain vague, des choses se passent qui ne se produiraient pas ailleurs.»
Carole Lévesque souhaite que son exposition contribue à transformer notre appréciation des terrains vagues. «J’aimerais qu’ils ne soient plus les mal aimés du paysage urbain, que l’on puisse leur trouver des qualités», conclut-elle.
L’exposition est présentée du 7 février au 14 avril.