
En 2015, plus de 2000 fondations philanthropiques au Québec ont versé quelque 884 millions de dollars pour appuyer différentes causes sociales dans les domaines de l’éducation, des services sociaux et de la santé, de la culture et du développement. Quel est l’impact social de l’action philanthropique? Quels liens les fondations établissent-elles avec les autres organisations de la société civile et l’État? Quel portrait peut-on faire du mouvement philanthropique au Canada ?
Ces questions animent les travaux du Réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie (PhiLab), basé à l’UQAM et associé au Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Le Réseau a obtenu le printemps dernier une importante subvention du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) – 2,5 millions de dollars sur six ans – pour le projet «Évaluation du rôle et des actions des fondations subventionnaires canadiennes en réponse à l’enjeu des inégalités et des défis environnementaux». Ce projet de recherche partenariale réunit une cinquantaine de professeurs et d’étudiants de diverses universités ainsi qu’une trentaine de partenaires du monde philanthropique. Il s’agit d’une première grande collaboration au Québec et au Canada entre le milieu universitaire et celui de la philanthropie.
Le programme s’inscrit dans la continuité d’un premier partenariat avec les Fondations philanthropiques subventionnaires lancé en 2014, rappelle le professeur du Département de sociologie Jean-Marc Fontan, co-responsable du projet avec son collègue Sylvain Lefèvre du Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale. Les deux professeurs avaient alors constaté qu’il se faisait peu de recherches sur le monde de la philanthropie au Canada, en comparaison avec les États-Unis. «Notre pari est double: développer une capacité de réflexion sur les actions des acteurs philanthropiques et le faire avec eux», lance Jean-Marc Fontan. Pour Sylvain Lefèvre, qui est aussi directeur du CRISES, le rôle des fondations ne se limite pas à verser des sous à des organisations de la société civile. «Il est d’autant plus important de créer un espace collectif de réflexion sur leurs actions que certaines d’entre elles ont un mot à dire sur l’orientation des politiques publiques.»
On compte environ 10 000 fondations au Canada, privées, publiques ou communautaires, dont une centaine dispose de moyens financiers importants (des dizaines de millions de dollars). Les chercheurs se concentreront sur les fondations subventionnaires, comme les Fondations Chagnon, Bombardier et Molson, laissant de côté les fondations corporatives, qui sont davantage des outils de collecte de fonds. «Nous collaborerons avec les fondations pour mieux comprendre de l’intérieur l’univers philanthropique, particulièrement diversifié, et pour les amener à réfléchir sur leur identité spécifique, souligne Jean-Marc Fontan. Les fondations forment une famille hybride. Des disparités existent en matière de capacité d’action entre les petites, moyennes et grandes fondations. La recherche servira à appuyer les plus petites fondations, qui disposent de peu de ressources, pour les aider à atteindre leurs objectifs philanthropiques.»
«Le regard des organisations de la société civile sur les fondations a évolué ces dernières années parce que des débats ont eu lieu et que certaines fondations sont davantage à l’écoute du milieu. Le mouvement communautaire a aussi une meilleure connaissance du milieu philanthropique.»
Sylvain Lefèvre,
Professeur au Département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale
Remises en question
Des questions ont émergé sur le rôle des fondations quand une partie du milieu communautaire au Québec s’est élevée contre leur pouvoir, notamment avec l’arrivée, en 2000, de la Fondation Lucie et André Chagnon, créée par l’ancien président de Videotron. Voulant agir au grand jour, cette fondation privée, l’une des plus importantes au Canada, a conclu des ententes de partenariat avec l’État québécois dans le cadre des programmes sociaux Avenir d’enfants, Québec en forme et Réunir Réussir, destiné à soutenir la persévérance scolaire. «Des représentants des mouvements communautaire et syndical, ont alors soutenu que ces ententes, dans un contexte de désengagement de l’État, constituaient une forme de privatisation des politiques sociales», rappelle Sylvain Lefèvre.
Selon Jean-Marc Fontan, certaines fondations sont gérées en vase clos par un petit nombre de personnes et l’attribution de leurs fonds se fait de façon parfois arbitraire. Sylvain Lefèvre rappelle qu’une fondation privée a l’obligation fiscale de verser, chaque année, 3,5 % de son capital à des organismes de bienfaisance reconnus.
Certaines fondations veulent aujourd’hui jouer un rôle politique accru. «C’est le cas du Collectif des Fondations contre les inégalités sociales, lequel avait critiqué publiquement, en 2014, les politiques d’austérité du gouvernement Couillard», note le directeur du CRISES. Neuf fondations privées québécoises, qui soutenaient, notamment, des groupes de femmes, des coopératives rurales et des organismes en alphabétisation, avaient publié une lettre dans le quotidien Le Devoir, mettant en garde le gouvernement libéral contre les dangers d’un accroissement des inégalités. Les Fondation Béati, Léa-Roback, McConnell ainsi que la Fondation des YMCA du Québec et la Fondation Lucie et André Chagnon comptaient parmi les signataires.
Un des objectifs du projet de recherche consiste à renforcer les liens entre les fondations subventionnaires et les organismes qui bénéficient de leurs dons. «Le regard des organisations de la société civile sur les fondations a évolué ces dernières années parce que des débats ont eu lieu et que certaines fondations sont davantage à l’écoute du milieu, observe Sylvain Lefèvre. Le mouvement communautaire a aussi une meilleure connaissance du milieu philanthropique.»
Une petite révolution
Depuis 2015, Centraide du Grand Montréal pilote le Projet Impact Collectif (PIC) pour lutter contre la pauvreté dans certains quartiers montréalais (Centre-Sud, Saint-Michel, Parc extension), lequel aurait créé une petite révolution dans le monde philanthropique. Neuf fondations, dont les Fondations Chagnon, Saputo et Molson, ont versé près de 23 millions de dollars sur cinq ans dans une enveloppe commune gérée par Centraide. Dans ce projet, ce ne sont pas les organisations philanthropiques qui décident où seront investis les fonds, mais les collectivités locales qui déterminent les initiatives prioritaires pour leur quartier.
«C’est un modèle prometteur parce que les bailleurs de fonds ne cherchent pas à imposer un ordre du jour prédéfini, soutient Jean-Marc Fontan. On considère que les citoyens, par l’entremise des Tables de concertation dans les quartiers, sont les mieux placés pour définir des projets adaptés à leur réalité.» Au total, 17 projets seront soutenus, dont 5 bénéficieront d’une enveloppe plus substantielle.
L’équipe de chercheurs suivra de près l’évolution du PIC, en plus de s’intéresser aux impacts sociaux de projets subventionnés par les fondations dans divers domaines, comme ceux de la finance responsable et de la gestion du patrimoine.
Un travail de réflexion critique
Le programme de recherche est placé sous l’autorité d’un comité partenarial paritaire, composé de représentants du milieu philanthropique et du milieu académique. Selon Jean-Marc Fontan et Sylvain Lefèvre, il est important que les chercheurs développent une réflexion indépendante à l’égard des actions des Fondations.
«Nous sommes tenus de respecter le cadre partenarial, mais cela ne nous empêche pas, en tant que chercheurs, de mener un travail de réflexion critique, dit Jean-Marc Fontan. Il y aura parfois des tensions et des frictions, comme cela se produit également dans les partenariats de recherche avec les syndicats et les entreprises d’économie sociale. Chose certaine, nous avons tous à apprendre les uns des autres.»
Sylvain Lefèvre abonde dans le même sens. «Nous ne sommes pas les consultants des Fondations philanthropiques et nous n’avons pas l’intention de sacrifier notre autonomie intellectuelle, affirme-t-il. Ce type de partenariat implique de faire travailler ensemble des gens provenant d’horizons différents.»