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La BD redessinée

À travers les formes du roman graphique, la bande dessinée se réinvente… et les lecteurs en redemandent!

Par Pierre-Etienne Caza

27 novembre 2018 à 8 h 11

Mis à jour le 27 novembre 2018 à 11 h 11

La parution aux 400 coups de la série de romans graphiques de Lino (B.A. design graphique, 2003) a marqué le genre au Québec.
Planche tirée de La chambre de l’oubli (2008)

On attribue généralement la paternité de l’expression «roman graphique» (graphic novel) à Will Eisner, auteur de A Contract with God (Bayonet Press, 1978). «Il aurait forgé ce terme après avoir essuyé plusieurs refus d’éditeurs qui ne voulaient pas publier son comic book, un recueil atypique pour la BD de brefs récits autofictionnels campés dans un quartier pauvre de New York», raconte Gabriel Tremblay-Gaudette (Ph.D. sémiologie, 2015). Chercheur postdoctoral à l’Université Paris-VIII, ce dernier comprend très bien pourquoi Eisner a employé cette tactique. «Quand j’étais étudiant au doctorat, j’utilisais l’expression “roman graphique” pour mes demandes de bourse, car mon travail n’aurait pas été pris au sérieux si j’avais parlé de “bande dessinée”», dit-il en riant.

La formule de Will Eisner a fait mouche. Aujourd’hui, la plupart des librairies possèdent une section étoffée consacrée aux romans graphiques. La popularité croissante du genre, qu’on pourrait décrire comme une bande dessinée généralement longue, destinée à un public adulte, a même contribué à un regain d’intérêt envers le 9e art. Au Québec, on a vu apparaître plusieurs maisons spécialisées – Mécanique générale, La Pastèque, Pow Pow, Les 400 coups… –, qui ont lancé la carrière de nombreux auteurs et illustrateurs talentueux.

L’étiquette «roman graphique» ne fait pas l’unanimité pour autant. «Aux États-Unis, l’appellation sert à distinguer le comic book du graphic novel, mais ici cela ne veut rien dire», affirme Martin Brault (B.Ed. histoire, 1995), cofondateur de La Pastèque. Pour lui, il s’agit surtout d’une astuce marketing destinée à légitimer la bande dessinée auprès d’un public adulte. Pour de nombreux lecteurs, la BD reste, en effet, associée aux productions franco-belges – Tintin, Astérix, Lucky Luke et compagnie – ou aux comic books de superhéros. «Il y a peut-être des gens qui préfèrent l’idée de lire des romans graphiques, mais le langage est le même: des images et du texte, juxtaposés sur une page», observe avec sagesse Sylvain Lemay (Ph.D. études littéraires, 2012), auteur, professeur et directeur de l’École multidisciplinaire de l’image à l’Université du Québec en Outaouais.

«Il y a peut-être des gens qui préfèrent l’idée de lire des romans graphiques plutôt que de la BD, mais le langage est le même: des images et du texte, juxtaposés sur une page.»

Sylvain Lemay

Auteur, professeur et directeur de l’École multidisciplinaire de l’image à l’UQO

Le professeur Antonio Dominguez Leiva, du Département d’études littéraires, donne depuis quelques années un cours sur l’histoire de la bande dessinée, au cours duquel il aborde l’avènement du roman graphique. «Je crois que ce label constitue plutôt une quête de légitimité culturelle au sein du champ littéraire, comme cela avait été le cas pour le roman au 19e siècle», affirme-t-il.

Un genre en réaction

En 2011, Gabriel Tremblay-Gaudette a publié dans la revue d’études des médias et de culture populaire Kinephanos un article sur l’introduction du terme «roman graphique» dans le milieu de la bande dessinée nord-américaine. Il y explique que c’est en réaction à un code moral édicté dans les années 1950 que des artistes ont commencé à utiliser la BD pour aborder des sujets prohibés. «Selon ce code moral, il fallait protéger la jeunesse américaine de l’influence néfaste des comic books aux histoires sanglantes et s’en tenir à des récits convenus où un (super) héros vertueux, souvent doté de capacités extraordinaires, triomphait du mal à tout coup, précise le chercheur. Déjouant le code, des auteurs comme Harvey Pekar, Art Spiegelman, Robert Crumb et Spain Rodriguez se sont emparés de la bande dessinée pour explorer les tabous de la société américaine, donnant parfois dans l’expérimentation formelle radicale.» Eisner, précise le professeur Dominguez Leiva, était d’une autre génération, mais il a été grandement influencé par ces bédéistes de la contre-culture, qui ont en quelque sorte donné un nouveau souffle à la bande dessinée.

Le printemps dernier, la Coop UQAM consacrait sa vitrine au roman graphique.Photo: Nathalie St-Pierre

Ironiquement, les premiers romans graphiques qui ont connu un véritable succès commercial ont été publiés par une maison de comic books traditionnelle, DC Comics. On pense à The Dark Knight Returns (1986), de Frank Miller, où Batman est représenté comme un homme de 55 ans qui sort de sa retraite pour reprendre sa croisade contre le crime, et à Watchmen (1987), d’Alan Moore et Dave Gibbons, une œuvre dystopique où des justiciers masqués mènent une enquête policière sur fond de guerre froide. «Ces deux œuvres proposent des personnages complexes et une écriture à des lieues de l’enfilade de clichés associée aux comic books, bref une lecture “sérieuse”», note Gabriel Tremblay-Gaudette, qui a consacré son mémoire de maîtrise à Watchmen.

En 1992, l’attribution d’un Prix Pulitzer spécial à Maus (Pantheon Books, 1991), d’Art Spiegelman, marque la consécration du roman graphique. Maus est le récit de la relation difficile entre l’auteur et son père, juif polonais ayant survécu aux camps de concentration pendant la Deuxième Guerre mondiale. «De nouveaux lecteurs, nullement intéressés par les récits de superhéros, ont découvert que la bande dessinée pouvait traiter d’autres sujets», souligne le chercheur postdoctoral.

Liberté de formats

«C’est le désir de briser le moule de la bande dessinée traditionnelle, de laisser tomber les paginations standardisées de 48 ou 64 pages et le cartonné couleurs, tout en proposant des ouvrages plus littéraires qui nous a inspirés à créer La Pastèque», se rappelle Martin Brault. Les superbes albums de La Pastèque ont fait l’objet d’une exposition au Musée des Beaux-Arts de Montréal en 2013, à l’occasion du 15e anniversaire de la maison d’édition. On y présentait des planches mémorables qui ont fait le succès de l’éditeur au fil des ans, parmi lesquelles celles d’Isabelle Arsenault (B.A. design graphique, 2002), Pascal Blanchet, Michel Rabagliati, Paul Bordeleau et Janice Nadeau (B.A. design graphique, 2002).

Cases éclatées, textes libérés de la bulle, thématiques et écriture se rapprochant davantage de la nouvelle ou du roman que des contenus traditionnellement associés à la bande dessinée: cette liberté créative sur le fond et sur la forme, autant du côté des auteurs/illustrateurs que des éditeurs, constitue l’une des forces du roman graphique.

«Je crois que mes livres se situent à cheval entre le livre d’art et la poésie.»

Lino

Auteur, illustrateur et chargé de cours à l’École de design 

Dans Moi, ce que j’aime, c’est les monstres (Alto), d’Emil Ferris, la mise en page reproduit les feuilles lignées sur lesquelles la bédéiste américaine a créé son œuvre (qui fait 416 pages – et il ne s’agit que du premier tome!). L’œuvre percutante de cette nouvelle venue n’est pas sans rappeler la parution aux 400 coups de la série de romans graphiques de Lino (B.A. design graphique, 2003): La saveur du vide (2003), L’ombre du doute (2006) et La chambre de l’oubli (2008). «Je crois que mes livres se situent à cheval entre le livre d’art et la poésie», dit le chargé de cours à l’École de design, également doctorant en étude et pratiques des arts.

Cases éclatées, textes libérés de la bulle, thématiques et écriture se rapprochant davantage de la nouvelle ou du roman que des contenus traditionnellement assocés à la bande dessinée: cette liberté créative constitue l’une des forces du roman graphique.
Planche tirée de La chambre de l’oubli de Lino (2008)

Ses trois romans graphiques à caractère introspectif sont le reflet d’une crise existentielle qu’il a traversée au moment de les écrire, confie l’auteur. «J’en avais un lot à dire sur la solitude urbaine et le vide existentiel, et sur mon rapport à l’autre», analyse-t-il aujourd’hui. Même si d’autres projets l’ont accaparé depuis, l’artiste est convaincu qu’il va revenir au roman graphique un de ces jours. «Cela fait 10 ans que mon éditeur me demande de poursuivre l’aventure, révèle-t-il. Ces trois livres constituent mon plus beau projet créatif. C’était une démarche très personnelle, réalisée sans scénario de départ, en suivant uniquement mon intuition.»

La veine autobiographique

La veine autobiographique est riche pour les auteurs de romans graphiques. Au Québec, Michel Rabagliati est considéré par plusieurs comme l’un des pionniers du genre. Paul à la campagne (La Pastèque, 1999), premier d’une série de huit albums, met en scène l’alter ego de l’auteur, Paul, à travers lequel il relate ses souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeune adulte. Le succès phénoménal de la série a accentué l’association entre roman graphique et autofiction. «Cette impression perdure parce que les premières œuvres très populaires– on pense à Maus d’Art Spiegelman, à Persépolis (L’Association, 2000) de Marjane Satrapi ou à la série de Michel Rabagliati – relèvent effectivement du récit intimiste ou autobiographique», observe Gabriel Tremblay-Gaudette. «Les littératures de l’intime ont représenté un courant fort dans la littérature en général au tournant des années 1980 et 1990, rappelle Antonio Dominguez Leiva. Cela s’est aussi traduit dans la bande dessinée.»

Claude Auchu (B.A. design graphique, 1992), le chef du studio de design lg2, la plus grande agence de publicité indépendante au Canada, s’était inscrit à l’UQAM pour devenir auteur de bandes dessinées!
Planche tirée d’Une année en quarantaine (2011).

«Pour une première œuvre, le meilleur sujet est souvent soi-même», fait remarquer Claude Auchu (B.A. design graphique, 1992), dont l’incursion dans l’univers du roman graphique a donné Une année en quarantaine (Les Intouchables, 2011), récit de son passage de 39 à 40 ans. Le chef du studio de design lg2, la plus grande agence de publicité indépendante au Canada, caressait ce projet depuis longtemps. «Je me suis inscrit à l’UQAM en 1988 pour devenir auteur de bandes dessinées», se rappelle-t-il. Il conserve de beaux souvenirs de nombreux «lancements» de fanzines – des BD photocopiées avec les moyens du bord – auxquels il a participé pendant ses études. «Mais une fois sur le marché du travail, j’ai mis ce rêve de côté… et il a resurgi très fortement à l’aube de la quarantaine.» Ce qui a débuté par de petites histoires de quelques cases publiées sur Facebook a culminé avec la réalisation de son roman graphique. «Je trouvais le terme approprié, car il ajoutait du sérieux et de la légitimité à la démarche», souligne-t-il.

Quand il a amorcé son projet, Claude Auchu a demandé à Michel Rabagliati d’être son mentor. «Il a refusé, mais il m’a donné quelques trucs», se souvient-il. Le designer se rappelle d’un conseil en particulier. «Michel m’a dit que l’histoire devait primer afin de toucher les lecteurs et que le dessin n’était pas important… ce qui est plutôt ironique quand on connaît la finesse de son trait!»

Un processus identitaire

Au-delà de son succès populaire, Michel Rabagliati a profondément modifié le paysage de la BD au Québec, analyse Martin Brault. «Il a proposé des histoires au JE qui parle de NOUS, un peu comme l’a fait Michel Tremblay pour le théâtre à la fin des années 1960. Les lecteurs québécois ont enfin eu l’occasion de se reconnaître dans la bande dessinée.»

«Michel Rabagliati a proposé des histoires au JE qui parle de NOUS, un peu comme l’a fait Michel Tremblay pour le théâtre à la fin des années 1960. Les lecteurs québécois ont enfin eu l’occasion de se reconnaître dans la bande dessinée.»

Martin Brault

Cofondateur de la maison d’édition La Pastèque

De plus en plus, l’éditeur tente d’amener ses auteurs à écrire des récits qui se déroulent au Québec. Il cite en exemple Automne rouge (Richard Vallerand et André-Philippe Côté), dont l’action est campée dans le milieu syndical de Québec des années 1970, La Petite Patrie (Normand Grégoire et Julie Rocheleau), une adaptation en BD du roman de Claude Jasmin qui a connu beaucoup de succès en librairie, ou La femme aux cartes postales (Jean-Paul Eid et Claude Paiement), qui se penche sur l’âge d’or des cabarets à Montréal, dans les années 1950 et 1960.

Le roman graphique de Sylvain Lemay (Ph. D. études littéraires, 2012) explore le destin de quatre jeunes hommes exaltés par les événements d’octobre 1970.Planche tirée de Pour en finir avec novembre (2010).

L’incursion de Sylvain Lemay dans l’univers du roman graphique relève également de ce désir de raconter un pan de notre histoire collective. En 2010, le professeur a fait équipe avec l’illustrateur André St-Georges pour produire Pour en finir avec novembre (Mécanique générale), qui explore le destin de quatre jeunes hommes exaltés par les événements d’octobre 1970. «La Crise d’octobre est un sujet qui avait été peu abordé en bande dessinée et le format du roman graphique, sans nombre de pages précis au départ, me convenait parfaitement», se rappelle l’auteur, dont l’œuvre tient à la fois du suspense psychologique et d’une réflexion sur la société québécoise.

Retour vers la bande dessinée

Le roman graphique se présente aussi, et de plus en plus, sous forme de récits de fiction, d’œuvres à caractère historique ou de documentaires. «Ill ne s’agit pas d’un genre en soi, mais plutôt d’un format de publication de la bande dessinée, tout comme le long métrage est un format au cinéma», illustre Gabriel Tremblay-Gaudette. Un avis que partage Antonio Dominguez Leiva. «La bande dessinée se décline de plusieurs façons. Et ceux qui aiment réellement l’art de la BD ne se cantonnent pas à une seule forme de narration graphique», ajoute le professeur.

Depuis quelques années, Martin Brault constate une différence dans le traitement réservé à la bande dessinée produite au Québec. «La professionnalisation des éditeurs et des auteurs – qui nous livrent des travaux exceptionnels – a donné des ouvrages léchés que les libraires n’hésitent plus à mettre en valeur, car ils savent que leurs clients en sont friands.»

Aujourd’hui, lire des bandes dessinées, c’est tendance. «Les lecteurs n’ont plus à se cacher derrière l’appellation “roman graphique” et moi non plus!», conclut Gabriel Tremblay-Gaudette.

La BD à l’université

Un cours sur la bande dessinée est offert en cours complémentaire dans l’un des profils du baccalauréat en études littéraires, mentionne le directeur du département, Luc Bonenfant. «Nos étudiants aux cycles supérieurs peuvent réaliser leur projet de mémoire, ou même de thèse, sur la bande dessinée. Plusieurs professeurs spécialisés en études féministes, en littérature américaine ou québécoise, ou en culture populaire, par exemple, peuvent les superviser.»

Antonio Dominguez Leiva souligne que la revue Pop-en-stock, qu’il codirige avec son collègue Samuel Archibald, publie régulièrement des travaux d’étudiants sur la bande dessinée contemporaine.

À l’UQO, Sylvain Lemay note qu’il est possible de proposer une bande dessinée en tant que projet de mémoire-création à la maîtrise en muséologie et pratique des arts.