
La seule grève efficace est celle qui dérange, dit-on. De nos jours, toutefois, «plus une grève dérange, plus elle risque d’être courte», lance la professeure du Département des sciences juridiques Laurence Léa Fontaine. Selon cette spécialiste du droit du travail, la loi spéciale (projet de loi 142) qui a mis fin à cinq jours de grève dans le secteur de la construction au Québec pourrait être jugée inconstitutionnelle.
Adoptée le 30 mai dernier par l’Assemblée nationale du Québec, la loi spéciale prévoit une augmentation de salaire de 1,8 %, inférieure aux demandes syndicales, une période de médiation de cinq mois (jusqu’au 30 octobre) afin de conclure une entente négociée et un arbitrage en cas d’échec des pourparlers.
Laurence Léa Fontaine s’interroge sur la pertinence de la loi spéciale. «Mettre fin à un conflit après seulement cinq jours de grève, cela signifie que le droit de grève, un droit constitutionnel, est réduit à peu de choses», dit-elle.
Si les parties ne s’entendent pas au terme de la période de médiation, l’arbitre interviendra et devra rendre une décision d’ici le 30 avril 2018, laquelle tiendra lieu de convention collective. «Cette sentence liera les deux parties jusqu’au 30 avril 2021, souligne la professeure. Dès lors, aucune grève légale ne pourra être déclenchée avant cette date, soit pendant toute la durée d’application de la convention collective.»
Le fait d’imposer l’arbitrage de différends, comme le prévoit la loi spéciale, laisse peu de place à la négociation collective, poursuit Laurence Léa Fontaine. «En outre, cela ouvre la porte à un possible conflit d’intérêts. L’État, qui est la fois le législateur et l’un des plus importants donneurs d’ouvrage dans le secteur de la construction, pourra décréter les conditions de travail.» Selon l’article 23 de la loi spéciale, la ministre du Travail aura le pouvoir d’imposer les thèmes de l’arbitrage si la période de médiation aboutit à une impasse. «Une façon d’agir très critiquable d’un point de vue constitutionnel», note la juriste.
Un droit constitutionnel
Au Canada, le droit de grève est un droit constitutionnel depuis 2015, tient à rappeler Laurence Léa Fontaine. «Cette année-là, un jugement de la Cour suprême du Canada a invalidé une loi de la Saskatchewan sur les services essentiels visant à restreindre l’exercice du droit de grève des employés du secteur public. Cela signifie que le droit de grève est désormais protégé par la Charte canadienne des droits et libertés.» Depuis 1987, la Charte protégeait uniquement la liberté d’association, mais pas les moyens d’exercer cette liberté. En 2007, la Cour suprême a étendu la protection constitutionnelle à la négociation collective, tout en précisant que cela ne touchait pas le droit de grève.
«Si la Cour a décidé il y a deux ans de protéger constitutionnellement l’exercice du droit de grève, c’est parce que celui-ci a été réduit comme une peau de chagrin au cours des dernières décennies, en particulier dans le secteur des services publics, affirme la professeure. L’article 1 de la Charte canadienne souligne que les restrictions apportées à un droit protégé par la Constitution doivent être justifiées dans une société libre et démocratique. Si ce n’est pas le cas, on a l’obligation d’abroger ou de modifier une loi qui restreint un droit constitutionnel.»
Un régime juridique contraignant
Depuis 1968, au Québec, les relations du travail dans l’industrie de la construction sont régies par une loi particulière, la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, communément appelée loi R-20. «Ce régime juridique particulièrement complexe comporte déjà des mesures restreignant l’exercice du droit de grève, encore plus contraignantes que celles du Code du travail», observe Laurence Léa Fontaine.
La loi R-20 impose, par exemple, une médiation préalable obligatoire de 90 jours maximum et une période dite de répit obligatoire – qui n’existe pas ailleurs –, soit l’interdiction de faire la grève ou de déclencher un lock-out durant les 21 jours qui suivent la période de médiation, sans compter les exigences concernant les votes de grève. «Les gouvernements ont souvent eu recours à des lois spéciales dans l’industrie de la construction en raison de l’importance des enjeux économiques, note la juriste. La dernière remonte à 2013, alors que seul le secteur institutionnel et commercial avait pu négocier une convention collective.»
Exceptionnalisme permanent
Loin d’être des interventions ponctuelles et conjoncturelles ayant une portée limitée, les lois spéciales au Québec forment un ensemble cohérent de mesures dont les effets ont été structurants sur la gestion des conflits de travail. Depuis la fin des années 1960, une quarantaine de lois spéciales ont été adoptées par les différents gouvernements, ce qui relève, disent certains, d’une logique d’exceptionnalisme permanent. «Les lois spéciales sont devenues de véritables épées de Damoclès, souligne Laurence Léa Fontaine. Elles sont perçues comme des mécanismes normaux de gestion des conflits dans les relations de travail et dans la société en général, comme si elles faisaient maintenant partie de nos mœurs.»