
Près de 63 000 lésions professionnelles sont survenues annuellement au Québec, entre 2010 et 2012, dont 62 % étaient reliées à des accidents traumatiques et 37 % à des troubles musculo-squelettiques. Environ 9 % de l’ensemble des lésions ont nécessité des mesures de réadaptation. Selon la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), presque 50 % des travailleurs victimes d’une lésion professionnelle sur l’île de Montréal seraient issus de l’immigration, alors que les personnes immigrées représentent 30 % de la population montréalaise.
Ces données sont tirées du rapport de recherche «Relation interculturelles – Comprendre le processus de réadaptation et de retour au travail», cosigné par Sylvie Gravel, professeure au Département d’organisation et ressources humaines (ESG UQAM) et directrice de l’Institut Santé et société. Financée par l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST), cette étude, qui porte sur un phénomène peu documenté, est née des préoccupations exprimées par les conseillers en réadaptation de la CNESST. «Ces derniers se sentent souvent démunis quand ils doivent venir en aide aux personnes immigrantes qui ont vécu un accident de travail et pour lesquelles le parcours de réintégration au marché de l’emploi est particulièrement difficile», explique Sylvie Gravel.
L’objectif de la recherche consistait à identifier les stratégies mises de l’avant par les différents acteurs – travailleurs, cliniciens, conseillers en réadaptation, représentants de milieux de travail – en vue de faciliter le processus de réadaptation et de retour au travail de personnes issues de l’immigration, dans un contexte de relations interculturelles.
«Plusieurs immigrants intègrent le marché du travail en occupant des emplois dits temporaires ou passagers, le plus souvent dans de petites entreprises non syndiquées, souligne la professeure. Ces entreprises peinent à réintégrer un travailleur ayant une limitation fonctionnelle après avoir subi une lésion professionnelle et à le réaffecter à un autre poste. Quand le lien d’emploi est rompu et que le travailleur immigrant est allophone – ne sachant parler ni le français ni l’anglais –, le processus de réintégration devient particulièrement problématique.»
Les entreprises syndiquées de plus grande taille comptent également des travailleurs immigrants qui occupent des emplois passagers, observe Sylvie Gravel. «Plusieurs d’entre eux ont été recrutés par des agences privées de location de personnel. On crée ainsi deux catégories de travailleurs: les réguliers et les temporaires, ces derniers accomplissant souvent les tâches les plus dangereuses, sans posséder la formation requise. Cette situation préoccupe de plus en plus les syndicats, car elle contribue à un nivellement par le bas des conditions de travail.»
Barrières linguistiques et culturelles
L’équipe de chercheurs a réalisé 40 entrevues avec des travailleurs immigrants, des cliniciens, des agents d’indemnisation et des conseillers en réadaptation ainsi que des employeurs. «Tous ont constaté un cumul de facteurs de vulnérabilité et de précarité durant le processus de réadaptation et de réinsertion», note Sylvie Gravel.
En matière de santé et de sécurité au travail, les barrières linguistiques et culturelles sont souvent décrites comme des facteurs de vulnérabilité. Lors de la rencontre clinique, ces barrières peuvent altérer la qualité de la relation thérapeutique. Elles ont été et sont encore à l’origine d’erreurs diagnostiques ou de mauvaises évaluations cliniques, compliquant ainsi le processus de réadaptation et de retour au travail.
«De telles barrières affectent la qualité de la communication interpersonnelle, surtout quand il s’agit de travailleurs immigrants allophones, lesquels ne possèdent pas le vocabulaire approprié pour exprimer leurs douleurs ou pour expliquer les circonstances entourant leur accident de travail», explique la chercheuse.
Elles occasionnent aussi une augmentation significative du temps d’intervention. À Montréal, une étude de la Direction de la santé publique a révélé, en 2005, que ces barrières contribuaient à augmenter le temps d’intervention de 35 à 45 % lors des consultations de première ligne, devenant une source de stress, d’anxiété et de frustration, laquelle alimente, à son tour, les préjugés à l’égard des patients issus de l’immigration. L’expérience est particulièrement marquante pour les travailleurs, qui éprouvent des difficultés à établir une relation thérapeutique avec le clinicien, perdant ainsi la motivation à adhérer à un programme de réadaptation.
«Pour avoir doit au programme d’indemnisation, quelqu’un qui était avocat ou médecin dans son pays d’origine et qui se blesse en occupant un poste de manutentionnaire devra réintégrer le marché du travail en acceptant le même type d’emploi ou un emploi équivalent. Les travailleurs sont désemparés à l’idée de retrouver un emploi qu’ils n’aimaient pas ou qu’ils ne souhaitaient occuper que durant quelques mois.»
Sylvie Gravel,
Professeure au Département d’organisation et ressources humaines et directrice de l’Institut Santé et société
Point de rupture
Les auteurs du rapport ont identifié deux profils de travailleurs immigrants ayant des attentes différentes: les travailleurs surqualifiés, qui espèrent retourner au travail dans leur domaine de compétence ou dans celui pour lequel ils ont obtenu une formation dans leur pays d’origine, et les travailleurs peu scolarisés et peu qualifiés, dont les perspectives de retour au travail sont plus restreintes.
Pour les travailleurs surqualifiés, une rupture peut se produire entre le projet migratoire et l’insertion en milieu de travail, ce qui alimente les sentiments de frustration et d’injustice. À leur arrivée au Canada, plusieurs immigrants acceptent d’occuper un emploi temporaire afin d’acquérir une expérience de travail, en attendant de dénicher un emploi à la hauteur de leurs attentes et de leurs compétences. «Pour avoir doit au programme d’indemnisation, quelqu’un qui était avocat ou médecin dans son pays d’origine et qui se blesse en occupant un poste de manutentionnaire devra réintégrer le marché du travail en acceptant le même type d’emploi ou un emploi équivalent, souligne Sylvie Gravel. Les travailleurs sont désemparés à l’idée de retrouver un emploi qu’ils n’aimaient pas ou qu’ils ne souhaitaient occuper que durant quelques mois.»
Les travailleurs constatent, à leur grand désarroi, que la CNESST ne peut pas leur fournir de soutien pour trouver un emploi dans leur domaine de formation. La reconnaissance des compétences et des diplômes acquis à l’étranger représente un enjeu important au Canada, qui va au-delà du mandat initial des commissions provinciales d’indemnisation des lésions professionnelles et de leur domaine de compétences.
Établir un lien de confiance
L’importance d’établir un lien de confiance entre les travailleurs, les cliniciens et les intervenants de la CNESST apparaît à toutes les étapes du processus de réadaptation et de retour au travail. «Il constitue la pièce maîtresse de la relation thérapeutique ou de la relation de services», insiste la professeure.
Dans leur rapport, les chercheurs recommandent que les cliniciens – ergonomes, physiothérapeutes, psychologues – disposent de plus de temps pour bien saisir la nature et les causes des problèmes de santé des travailleurs. «Il faut aussi définir une formation particulière, axée sur la rencontre interculturelle, leur permettant de mieux comprendre le difficile parcours de réadaptation et de réinsertion, dit Sylvie Gravel. Cette formation, qui serait aussi destinée aux cliniciens, favoriserait une alliance thérapeutique fondée sur la coopération entre les travailleurs et les professionnels.»
Les chercheurs proposent enfin de revoir le panier de services – réadaptation physique et psychologique, soutien à l’employeur pour le réaménagement du poste de travail – à partir d’une approche équitable qui tienne compte des compétences, du parcours professionnel et des limitations fonctionnelles des travailleurs immigrants.