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Capteurs de djinns

Une chercheuse part à la rencontre des marabouts guérisseurs d’Afrique de l’Ouest.

Par Marie-Claude Bourdon

28 novembre 2017 à 13 h 11

Mis à jour le 22 décembre 2017 à 10 h 12

La pluralité et le dynamisme des pratiques occultes montrent, selon Marie-Nathalie LeBlanc, la complexité de la transformation des pratiques de l’Islam en Côte d’Ivoire..

Personnage traditionnel aux multiples déclinaisons – leader politico-religieux, divinateur, herboriste, guérisseur –, le marabout demeure une figure omniprésente de la société africaine. La professeure du Département de sociologie Marie-Nathalie LeBlanc, qui agit aussi comme médiatrice culturelle auprès des patients africains du Service de psychiatrie de l’Hôpital général juif de Montréal, s’intéresse aux marabouts capteurs de djinns, ces esprits maléfiques qui, selon la tradition, rendent les gens malades. Grâce à une subvention du CRSH obtenue en avril dernier, elle partira à la rencontre des marabouts de la Côte d’Ivoire.

Ce pays n’est pas un terrain inconnu pour cette anthropologue de formation, dont les recherches portent sur l’Afrique depuis 20 ans (elle a récemment mené une étude sur le rôle des ONG confessionnelles dans la société civile africaine). Dans les années 1990, alors qu’elle faisait son doctorat sur les jeunes Africains et l’émergence des mouvements islamiques rigoristes, Marie-Nathalie LeBlanc a enseigné l’anglais dans une médersa (école coranique) de Bouaké, la deuxième ville en importance de la Côte d’Ivoire. Elle cherchait ainsi à se rapprocher de ses sujets. «À l’époque, les pratiques traditionnelles des marabouts étaient l’objet de critiques virulentes de la part des jeunes, qui leur reprochaient leur manque d’orthodoxie, raconte-t-elle. Or, lors de mon dernier séjour à Bouaké, je me suis aperçue que plusieurs de mes anciens étudiants étaient devenus des marabouts!»

Intitulé «Que sont devenus les marabouts? Trajectoires occultes et changements sociaux en Afrique de l’Ouest», son projet portera dans un premier temps sur les marabouts de la Côte d’Ivoire, hommes et femmes, mais s’étendra également, puisqu’il s’agit d’un phénomène transnational, au Mali et au Burkina Faso voisins.

Une figure controversée

«Le personnage du marabout, dont on avait annoncé la disparition, demeure bien vivant, dit l’anthropologue. Mais c’est une figure controversée. Il y a énormément de débats, en Afrique, autour des tradipraticiens. Doit-on les bannir, doit-on les protéger, doit-on les intégrer dans les hôpitaux? Quels sont les vrais? Quels sont les charlatans? C’est un sujet dont on discute beaucoup dans les médias.»

« Il y a énormément de débats, en Afrique, autour des tradipraticiens. Doit-on les bannir, doit-on les protéger, doit-on les intégrer dans les hôpitaux? Quels sont les vrais? Quels sont les charlatans? C’est un sujet dont on discute beaucoup dans les médias. »

Marie-Nathalie Leblanc,

Professeure au Département de sociologie

Les croyances entourant le pouvoir de guérison des marabouts sont très fortes dans la société africaine. On consulte le marabout pour différents symptômes: infertilité, maux de tête, maux de ventre. «Souvent, pour des problèmes auxquels l’hôpital n’a pas de solution», précise Marie-Nathalie LeBlanc. Sa recherche en Côte d’Ivoire portera sur le traitement des problèmes de santé mentale. «Des états que la biomédecine définirait à l’aide de termes tels que “choc post-traumatique”, “psychose” ou “dépression”, dit la chercheuse, mais qui se présentent, pour les personnes qui consultent le marabout, comme “un vent dans la tête”, un djinn qui mange leurs organes de l’intérieur ou qui empêche la femme de désirer son mari.» Dans les cas d’infertilité, explique-t-elle, on dit que le djinn s’introduit dans le corps de la femme et bloque ses orifices pour empêcher son mari de la pénétrer ou alors que le djinn la fait tomber amoureuse de lui, ce qui fait qu’elle perd tout intérêt pour son époux.

La littérature anthropologique a documenté de nombreux rituels au cours desquels une véritable bataille s’engage entre le djinn et le marabout,  qui tente d’amener le mauvais esprit à sortir du corps du malade. Traditionnellement, le guérisseur a recours à des philtres, à des herbes ou à des amulettes. «Une technique très répandue consiste à inscrire un verset du coran sur une planche, puis à laver la planche et à donner l’eau au patient pour qu’il s’en lave le corps», illustre la professeure.

Une pratique en transformation

Si le marabout a survécu à la volonté de l’Islam rigoriste de l’éliminer, sa pratique n’est pas à l’abri des transformations. «Autrefois, le guérisseur était une personne qui avait reçu la baraka, une sorte de force occulte héritée de la famille, dit l’anthropologue. Il ne devenait marabout qu’à un âge avancé, après de longues années d’apprentissage. Aujourd’hui, il n’est pas rare de rencontrer de jeunes marabouts de 30 ou 40 ans.»

D’où ces nouveaux marabouts  tirent-ils leur légitimité? Quels types de savoirs mobilisent-ils pour être reconnus? C’est ce que la chercheuse souhaite étudier dans le cadre de ce nouveau projet de recherche. Souvent formés dans des universités en Arabie Saoudite ou ailleurs dans le monde arabe, les nouveaux marabouts tentent de se définir contre les marabouts traditionnels, qu’ils accusent de pratiquer une mauvaise magie. «On assiste en Afrique à une revitalisation de la “roqia”, une forme de médecine traditionnelle islamique, dit l’anthropologue. En se basant sur des textes d’auteurs anciens, le marabout choisit des versets du Coran qui ont le pouvoir de capter les djinns ou prescrit au patient des paroles sacrées qui devront être prononcées dans telle ou telle situation pour se prémunir contre le djinn.»

Alors que le «vrai» marabout, celui qui est considéré comme fiable, ne demande pas, en principe, de rémunération (même si on lui remet généralement un cadeau, en argent ou autre), certains marabouts contemporains s’approprient les façons de faire de la biomédecine, relate la chercheuse. «Ils annoncent leurs services sur le web, reçoivent leurs patients derrière un bureau, leur demandent de répondre à un questionnaire sur leurs symptômes et font payer la consultation, décrit-elle. Cela fait partie de l’institutionnalisation des centres de guérison religieux.»

Radicalisation à géométrie variable

Ce projet de recherche sera mené en collaboration avec deux professeurs de la Côte d’Ivoire: Mathias Savadogo, de l’Université Féliz-Houphouët-Boigny, et Issouf Finaté, de l’Université Alassaner Dramane Ouattara. Un des étudiants au doctorat de Marie-Nathalie LeBlanc, Boris Koenig, est déjà sur place à Abidjan et elle recrute en ce moment d’autres étudiants pour compléter son équipe.

Dans ses recherches précédentes, Marie-Nathalie LeBlanc a montré que la radicalisation religieuse au sein de la société africaine n’était pas un phénomène aussi linéaire que l’on pourrait le croire. Ainsi, sous l’influence des mouvements rigoristes, les jeunes qu’elle a étudiés dans les années 1990 adoptaient le costume blanc, la barbichette, les salutations en arabe (plutôt qu’en langue locale) et autres attributs arabisants associés à l’Islam radical. «Mais leurs principales revendications n’étaient pas tellement d’ordre politique, dit la chercheuse. Elles visaient plutôt à contester le pouvoir des aînés dans la société traditionnelle, particulièrement en ce qui a trait au choix de la personne à épouser.»

«D’un côté, le courant rigoriste critique la pratique des marabouts. De l’autre, on a ces jeunes marabouts qui utilisent les savoirs textuels et qui se revendiquent du discours rigoriste, contre d’autres marabouts plus traditionnels qu’ils accusent de charlatanisme.»

De même, la pluralité et le dynamisme des pratiques occultes montrent, selon elle, la complexité de la transformation des pratiques de l’Islam en Côte d’Ivoire. «D’un côté, le courant rigoriste critique la pratique des marabouts. De l’autre, on a ces jeunes marabouts qui utilisent les savoirs textuels et qui se revendiquent du discours rigoriste, contre d’autres marabouts plus traditionnels qu’ils accusent de charlatanisme.»

La radicalisation est souvent pensée comme une opposition entre la pensée salafiste (ou sunnite) et la tradition soufie, souligne Marie-Nathalie LeBlanc. «Mais il y a beaucoup plus de perméabilité qu’on ne le pense entre ces différents courants. Les jeunes marabouts se présentent avec tous les stéréotypes de l’Islam arabe et, pourtant, leurs pratiques occultes relèvent bien davantage du soufisme. Si on veut comprendre la radicalisation dans la société africaine, il faut tenir compte de cette complexité.»