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Une solution à l’arrêt Jordan

Le système de justice ne doit pas poursuivre toutes les infractions, selon Dominique Bernier.

Par Claude Gauvreau

28 avril 2017 à 8 h 04

Mis à jour le 28 avril 2017 à 8 h 04

Série L’actualité vue par nos experts
Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.

Photo: Istock

«Le droit criminel est de plus en plus utilisé pour gérer des problèmes sociaux – pauvreté, délinquance –, alors que ceux-ci devraient être pris en charge ailleurs et autrement, affirme la professeure du Département des sciences juridiques Dominique Bernier. Des infractions mineures, comme le vol à l’étalage, exigent l’utilisation d’énormes ressources dans le système judiciaire.»

Dominique Bernier  compte parmi les neuf juristes signataires d’une lettre parue dans La Presse +, le 16 avril dernier, intitulée «Et si Jordan ouvrait la voie à une véritable remise en question ?»

Depuis l’adoption de l’arrêt Jordan par la Cour suprême du Canada, en juillet 2016, des procès sont annulés un peu partout au pays. Selon cet arrêt qui vise à limiter la durée des procédures judiciaires, les plafonds sont fixés à 18 mois pour la durée totale d’un procès à la cour provinciale et à 30 mois pour les cours supérieures.

Dominique Bernier estime que l’arrêt Jordan impose des normes plus claires afin de protéger le droit de tout inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable. «Il s’agit d’un droit très important, reconnu par la Charte canadienne des droits et libertés, dit-elle. Avant l’arrêt Jordan, l’évaluation des délais raisonnable était basée sur des critères qui donnaient lieu à toutes sortes d’interprétations et de glissements, selon la Cour suprême. On a décidé de donner un coup de barre en établissant des délais précis.»

Qui est Jordan?

Le nom de l’arrêt provient du cas de Barrett Richard Jordan, inculpé en décembre 2008, en Colombie-Britannique, pour une affaire de drogue, mais trouvé coupable seulement en février 2013, presque cinq ans plus tard. Jugeant le délai de 49 mois déraisonnable, ses avocats ont alors porté la cause en appel. Celle-ci s’est rendue jusqu’à la Cour suprême. En juillet 2016, plus de sept ans après l’inculpation et par une faible majorité de cinq juges contre quatre, la Cour suprême a finalement invalidé la condamnation de Richard Jordan. C’est à ce moment que le tribunal a fixé des délais maximums, statuant qu’au-delà de cette limite, les droits des accusés étaient violés.

Engorgement des tribunaux

La crise des délais judiciaires est liée à l’engorgement des tribunaux: manque de juges, de procureurs et de salles d’audiences. Les méga-procès avec leurs dizaines d’accusés et leur énorme masse de documents, qui monopolisent beaucoup de ressources et de temps, sont aussi pointés du doigt. «Ce sont des problèmes réels, reconnaît la professeure. Les budgets alloués à la justice sont insuffisants compte tenu des nombreuses demandes auxquelles elle est confrontée. À la Cour supérieure du Québec, par exemple, on parle d’une douzaine de postes de juges vacants.»

Cela dit, même si on accordait davantage de ressources au système judiciaire, il reste qu’on lui demande d’accuser et de pénaliser toujours davantage, alors que le droit criminel devrait être un outil de dernier recours, estime Dominique Bernier.

Selon Statistique Canada, cinq infractions, en 2014-2015, comptaient pour plus de la moitié des causes réglées par les tribunaux canadiens: le vol (principalement de moins de 5 000 dollars), la conduite avec facultés affaiblies, le défaut de se conformer à une ordonnance du tribunal, les voies de fait simples et le manquement aux conditions d’une ordonnance de probation. En comparaison, le pourcentage des homicides était minime, se situant à 0,01 %.

«Le comportement d’un adolescent qui menace physiquement son éducateur dans un centre de réadaptation est répréhensible, mais faut-il pour autant emprunter la voie du système judiciaire pour traiter un tel problème? Est-ce la meilleure façon d’intervenir?»

Dominique Bernier,

professeure au Département dse sciences juridiques

Les personnes ciblées par les accusations mineures sont souvent démunies, sans emploi ou à faible revenu. Elles sont peu scolarisées et ne sont pas rares à éprouver des problèmes de santé physique ou mentale. «On doit se demander si ces personnes doivent se retrouver systématiquement devant les tribunaux, observe la professeure. Le comportement d’un adolescent qui menace physiquement son éducateur dans un centre de réadaptation est répréhensible, mais faut-il pour autant emprunter la voie du système judiciaire pour traiter un tel problème ? Est-ce la meilleure façon d’intervenir ?»

Voies alternatives

À l’heure actuelle, le droit criminel est utilisé dans plusieurs situations qui pourraient être traitées différemment, souligne Dominique Bernier. «Les tribunaux offrent déjà une multitude de programmes spécialisés –  toxicomanie, santé mentale – pour venir en aide à certaines personnes. Toutefois, pour la plupart d’entre elles, le passage par le système judiciaire pourrait être évité.»

Outre la décriminalisation complète de certains comportements (la consommation de cannabis, par exemple), d’autres mesures peuvent être adoptées pour répondre aux problèmes soulevés par l’arrêt Jordan. La professeure pense, notamment, aux programmes de médiation et de justice réparatrice, qui cherchent à contourner l’approche coercitive. «Reposant sur l’idée qu’une infraction criminelle est une atteinte au tissu social, ces programmes préfèrent envisager une solution permettant de réparer cette atteinte. Une personne qui, par exemple, dessine un graffiti sur le mur d’une résidence pourrait s’excuser auprès du propriétaire, effacer le graffiti et s’engager à ne plus commettre ce geste. Cela vaut mieux que recourir au droit criminel.»  

La coopération avec les milieux communautaires dans les milieux de la santé et des services sociaux est une autre avenue intéressante, de même que toute forme de déjudiciarisation pilotée directement par des policiers, des écoles ou des centres jeunesse.

Dominique Bernier croit qu’il faut aller au-delà de la recherche d’une plus grande efficacité administrative ou d’une meilleure gestion des ressources humaines. «Nous devons développer une réflexion collective sur les fondements mêmes de notre système de justice et sur le rôle qu’y joue la pénalité. L’arrêt Jordan nous invite à faire moins et autrement, à sortir des réformes à la pièce et à trouver une solution durable permettant de se concentrer sur l’essentiel.»