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Pépinière de talents

L’École de design fait école: six diplômées imposent leur style dans l’univers de l’album illustré.

Par Marie-Claude Bourdon

11 avril 2016 à 14 h 04

Mis à jour le 13 octobre 2016 à 16 h 10

Le lion et l’oiseau, La PastèquePhoto: Nathalie St-Pierre

Elles créent des images poétiques, souvent bouleversantes, toujours touchantes. On apprécie la finesse de leur trait, leur délicatesse ou leur drôlerie. Ces dernières années, on ne compte plus les distinctions obtenues par des diplômées de l’École de design pour leurs illustrations de livres pour enfants. À elles seules, Isabelle Arsenault (B.A. design graphique, 02), Janice Nadeau (02) et Marianne Dubuc (03) ont remporté sept prix du Gouverneur général dans cette catégorie. Isabelle Malenfant (07), Mélanie Watt (00) et Josée Bisaillon (05) ont toutes été finalistes pour cette distinction prestigieuse. Et c’est sans compter tous les autres prix remportés ici et ailleurs.

Leurs livres voyagent. Les albums de Mélanie Watt, traduits en 23 langues, sont diffusés à travers le monde. Ceux de Marianne Dubuc se vendent jusqu’en Suède, en Chine et en Nouvelle-Zélande. Josée Bisaillon publie autant au Canada anglais, aux États-Unis et en Corée qu’au Québec. Pour ces six illustratrices – parmi tant d’autres diplômés talentueux comme Patrick Doyon (05), lauréat du prix du Gouverneur général en 2015 pour Le voleur de sandwichs et finaliste aux Oscars avec son court métrage animé Dimanche, en 2012 –, faire des livres pour enfants est devenu un job à temps plein. Ce qui en dit long sur leur succès dans ce domaine où la précarité est plus souvent la norme.

«Vous avez là une belle brochette de talents», dit Michèle Lemieux, professeure à l’École de design. Elle-même illustratrice et cinéaste d’animation reconnue sur la scène internationale – son travail vient de faire l’objet d’une exposition au Centre culturel canadien à Paris et sera présenté l’automne prochain au Centre de design de l’UQAM –, elle a été la bougie d’allumage pour la carrière de plusieurs diplômées. «C’est par elle que je suis arrivée à l’illustration», affirme Janice Nadeau. Mélanie Watt raconte que son premier personnage vedette, Léon le caméléon, a été créé dans une classe de Michèle Lemieux. «C’est elle qui m’a recommandée à un éditeur et c’est grâce à elle si je pratique ce métier!», s’exclame-t-elle.

Difficile de comparer les personnages amusants et l’humour de Mélanie Watt avec les dessins crayonnés de Marianne Dubuc et les sujets plus graves illustrés par Isabelle Arsenault et Janice Nadeau. Chaque illustratrice a son style. Mais, pour Michèle Lemieux, ces créatrices partagent quelque chose dans leur vision de l’illustration, une volonté d’explorer le potentiel évocateur de l’image plutôt que de se restreindre à une illustration narrative au sens traditionnel du terme. «L’illustration ne doit pas servir à mettre le texte en images de façon servile», souligne la professeure.

Que ce soit sur le plan de la recherche formelle ou de la technique, d’autres professeurs et chargés de cours en illustration – Alfred Halasa, Mireille Levert, Paul Turgeon, Gérard Dubois, Steve Adams, Philippe Béha – ont laissé leur marque sur le travail de ces diplômées extrêmement douées. Mais, pour elles, le baccalauréat en design a aussi été l’occasion d’explorer d’autres dimensions du travail graphique. «Nous n’offrons pas de spécialisation en illustration, mais nos étudiants apprennent beaucoup de choses essentielles dans leurs autres cours et cela fait en sorte qu’ils partent mieux outillés, y compris pour faire de l’illustration, dit Michèle Lemieux. Vu leur succès, on peut dire que ça fonctionne très bien.»

Janice Nadeau

Harvey, La Pastèque Photo: Nathalie St-Pierre

Janice Nadeau a passé six mois à colorer les 10 000 dessins qui composent Mamie, son premier film d’animation réalisé en solo, lancé en ouverture du dernier Festival du film pour enfants de Montréal. C’est son album Nul poisson où aller (Les 400 coups), publié en 2003 sur un texte de Marie-Francine Hébert, qui l’a catapultée dans l’univers de l’animation. L’ONF lui avait alors offert de coréaliser une adaptation de cette œuvre sensible sur la guerre et l’intolérance. Le film a connu une belle carrière dans les festivals internationaux et Janice Nadeau a eu la piqûre pour l’animation.

«J’essaie, dans mon travail, de voir comment l’illustration peut entrer dans les fenêtres laissées ouvertes par le texte», dit l’illustratrice, qui affirme avoir découvert dans Harvey (La Pastèque) des éléments autour du thème du visible et de l’invisible que l’auteur, Hervé Bouchard, n’avait pas vus lui-même et qui sont ressortis dans les motifs des images: formes et contre-formes dans les papiers peints, les toitures, les imprimés des vêtements. Chargée de cours à l’École de design depuis trois ans, Janice Nadeau poursuit en parallèle sa nouvelle carrière dans l’enseignement, une maîtrise en études cinématographiques à l’Université de Montréal et l’illustration. Elle travaille aussi de nouveau à un projet d’animation, une adaptation de Harvey.

Isabelle Arsenault

Virginia Wolf, La Pastèque Photo: Nathalie St-Pierre

Illustrer, c’est interpréter un texte, y apporter sa vision. «Je travaille avec différents auteurs et j’ai tendance, chaque fois, à vouloir inventer un nouvel univers», dit Isabelle Arsenault. Le livre Jane, le renard et moi (La Pastèque), sur un texte de Fanny Britt, a changé sa vie. «Cela m’a permis d’expérimenter et d’aller plus loin», confie l’auteure, comblée par l’accueil réservé à cet album (voir les illustrations de notre texte sur l’intimidation), traduit en 10 langues, qui s’est retrouvé  sur la liste des 10 meilleurs livres illustrés du New York Times, en 2013.

L’illustratrice ne craint pas d’aborder des sujets difficiles: l’intimidation, mais aussi la souffrance mentale, traitée de façon métaphorique dans Virginia Wolf (La Pastèque), une fable racontée tout autant par les dessins et les couleurs que par le texte de Kyo Maclear. «On peut aborder des thèmes sérieux de manière sensible dans les albums pour enfants, dit Isabelle Arsenault. Il y a des moments pour le recueillement, pour la réflexion, et de la place pour les livres qui les accompagnent.» Plus ludique, son dernier opus, Alpha, est un abécédaire basé sur un code utilisant des mots compris à travers le monde. Le livre a déjà été vendu dans plusieurs pays.

Marianne Dubuc

Le lion et l’oiseau, La Pastèque Photo: Nathalie St-Pierre

La mer (La Pastèque), son premier album, répondait à un défi: un livre sans texte réalisé avec une seule couleur. Le résultat, dessiné au crayon à mine avec des touches de pastel rouge, est un petit chef-d’œuvre. Devant ma maison (Courte échelle), un imagier astucieux qui permet de jouer à la devinette avec l’enfant, a connu un succès international. «On m’a demandé un imagier, j’ai voulu aller plus loin et c’est devenu un jeu», dit-elle. Depuis ces deux premiers livres, Marianne Dubuc enchaîne les réussites, avec, notamment Le lion et l’oiseau (La Pastèque), une merveilleuse fable sur l’amitié, L’autobus (Comme des géants) et La tournée de facteur Souris (Casterman), qui vient de remporter le Prix des Libraires 2016.

L’auteure, qui signe texte et images, aime raconter des histoires. Elle a construit au fil de ses publications un univers peuplé de toute une faune dessinée au crayon avec une grâce ludique qui marque son style très particulier. Ses textes, minimalistes, laissent une grande place à l’imagination. «Je ne fais pas des livres dans un but pédagogique, dit-elle. Je fais des livres en partant d’une émotion, parce que cela me plaît, pour que les enfants les aiment et qu’ils se les approprient.»

Mélanie Watt

Frisson l’écureuil fête son anniversaire, ScholasticPhoto: Nathalie St-Pierre

Mélanie Watt affirme que si elle n’avait pas fait de livres pour enfants, elle aurait pu travailler en publicité. «Pour moi, ça se ressemble un peu: il y a un message à transmettre, il faut que ce soit clair et que l’image parle», dit-elle avec humour, sans cacher son approche «marketing». «Je ne commence jamais un projet sans d’abord me demander pourquoi faire un livre sur ce sujet-là. Pour moi, c’est ce qui fonctionne.»

Et pour fonctionner, cela fonctionne. Les aventures de Frisson l’écureuil (Scholastic), son personnage vedette, se sont vendues à 1,5 million d’exemplaires à travers le monde. Ce sympathique petit rongeur dévoré par l’anxiété n’est pas seul dans la ménagerie de Mélanie Watt, qui compte aussi le chat Chester, Léon le caméléon et Augustine, le petit manchot dont les parents veulent déménager au pôle Nord. Son dernier album, La mouche dans l’aspirateur, réussit à aborder avec humour et finesse les cinq étapes du deuil, du déni à l’acceptation. «Mes personnages expriment des réalités dans lesquelles les enfants peuvent se reconnaître», dit l’auteure qui écrit elle-même ses histoires, en français et en anglais, en plus de les faire vivre par ses dessins.

Josée Bisaillon

Le funambule, Les 400 coups Photo: Nathalie St-Pierre

Depuis Les Habits presque neufs de l’Empereur (Les 400 coups) jusqu’à Eat Leo! Eat! (Kids Can Press) en passant par Le funambule (Les 400 coups) et Monsieur Tralalère (Fonfon), Josée Bisaillon compte déjà une trentaine de livres jeunesse à son catalogue, dont certains, tel Petites Étoiles, publiés seulement en coréen. «Beaucoup de gens me poussent à écrire mes propres textes, mais je n’ai pas le temps!», dit cette passionnée, qui a toujours quatre ou cinq projets sur sa table de travail.

L’illustratrice mélange les techniques et crée une palette de couleurs pour chaque nouvel album. Pour les plus jeunes, elle utilisera davantage le collage et les couleurs vibrantes. Pour les enfants un peu plus vieux, elle ira du côté de l’aquarelle et du lavis ou du crayon à mine pour les sujets plus sérieux. En cours de projet, elle affiche ses esquisses sur son mur. Ses enfants sont ses premiers critiques, confie cette maman. «Avant, je faisais des trips d’illustrateur, dit-elle. Maintenant, je veux avant tout transmettre le goût de la lecture, donner du plaisir à l’état pur.» Malgré le succès, l’illustratrice doute constamment. «Chaque fois que je travaille sur un nouveau livre, j’ai peur que ce soit le dernier!»

Isabelle Malenfant

Morris Micklewhite and the Tangerine Dress, Groundwood Photo: Nathalie St-Pierre

Au début de sa carrière (elle en est déjà à une vingtaine d’albums), Isabelle Malenfant privilégiait l’aquarelle. Elle utilise maintenant davantage le pastel, le crayon et l’efface. «J’aime beaucoup travailler la ligne, effacer, créer des textures», explique-t-elle.

Dans Pablo trouve un trésor (Les 400 coups), une histoire d’Andrée Poulin sur deux bambins qui fouillent une décharge publique pour aider leurs parents, elle explore la palette des gris. Ses couleurs se font plus chaudes dans Maggie’s Chopsticks (Kids Can Press) ou Le monstre qui faisait tic-tac (Les 400 coups) et carrément riantes dans La princesse qui ne voulait pas dormir (Dominique et compagnie). «Il faut trouver le ton pour chaque histoire», dit la créatrice, qui avoue un faible pour Morris Micklewhite and the Tangerine Dress (Groundwood), un touchant récit de Christine Baldacchino sur un petit garçon qui veut aller dans l’espace… et aime porter des robes. Pour Isabelle Malenfant, la principale qualité d’un illustrateur, c’est son authenticité. «Cela se traduit dans notre travail», dit celle qui ne manque jamais de sensibilité, ni pour les sujets plus sombres, ni pour les plus légers.

Source:
INTER, magazine de l’Université du Québec à Montréal, Vol. 14, no 1, printemps 2016.