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Dans l’engrenage de la guerre

Entre Daech, le chaos en Syrie, en  Libye et en Irak, le conflit israélo-palestinien et les jeux de pouvoir sunnites et chiites, la poudrière du  Moyen-Orient risque-t-elle d’exploser?

Par Claude Gauvreau

18 février 2016 à 11 h 02

Mis à jour le 23 février 2016 à 11 h 02

Série L’actualité vue par nos experts

Des professeurs et chercheurs de l’UQAM se prononcent sur des enjeux de l’actualité québécoise, canadienne ou internationale.

Bombardement en Syrie.
Photo: Shutterstock

«Une mascarade!» C’est le terme employé par Charles-Philippe David, professeur au Département de science politique, pour qualifier l’accord intervenu le 12 février dernier entre les États-Unis, la Russie et leurs principaux alliés prévoyant une cessation des hostilités en Syrie dans un délai d’une semaine.

Après que cet accord ait été complètement ignoré, Washington et Moscou ont de nouveau annoncé, lundi 22 février, l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu en Syrie à partir du 27 février. Selon les modalités de l’entente, les parties prenantes au conflit, à l’exception de l’organisation de l’État islamique, aussi connue sous le nom de Daech (acronyme arabe) et du Front al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaïda, ont jusqu’au 26 février pour faire part de leur adhésion à la trêve.

Celui qui est titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques demeure sceptique quant aux chances de réussite de cette nouvelle entente. «Après la conclusion du premier accord, les belligérants ont poursuivi les combats afin d’occuper une position avantageuse sur le terrain. Le même scénario va-t-il se répéter? Les États-Unis et la Russie parviendront-ils à convaincre leurs alliés sur le terrain de respecter les modalités de la trêve? Cela reste à voir.»

Une région déchirée

Cinq ans après les révoltes du printemps arabe, les conflits qui déchirent le Moyen-Orient s’exacerbent: guerre civile en Syrie et au Yémen, chaos en Libye et en Irak, tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Et, surtout, montée en puissance de l’organisation de l’État islamique, aussi connue sous le nom de Daech (acronyme arabe), ennemi numéro un des puissances occidentales, qui sème la violence et la terreur.

Comment en est-on arrivé là? Les tensions et la violence politiques ne sont pas des phénomènes nouveaux au Moyen-Orient, souligne la doctorante en sociologie Hanieh Ziaei, coordonnatrice de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand. «Au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que s’écroulait l’empire ottoman, les puissances coloniales – particulièrement la France et l’Angleterre – ont procédé à un découpage territorial arbitraire et déterminé de façon artificielle les frontières des États, alimentant l’instabilité, le ressentiment et la frustration», rappelle celle qui est aussi chargée de cours au Département de sociologie.

La création en 1948 de l’État d’Israël, conformément au plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU en 1947, a généré, par ailleurs, une tension permanente qui a conduit à de nombreux conflits régionaux, sans mettre fin au mouvement national palestinien. Soutenu depuis plusieurs années par les États-Unis et d’autres pays occidentaux, l’État d’Israël représente toujours un affront aux yeux des populations arabes.

Abritant plus de la moitié des ressources d’hydrocarbures de la planète, le Moyen-Orient est depuis longtemps un champ de bataille géostratégique où puissances étrangères et acteurs régionaux luttent pour accroître leur influence, note Pierre-Alain Clément, doctorant en science politique et directeur adjoint de l’Observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul-Dandurand. «Cette région se caractérise par la présence d’États autoritaires, peu soucieux de répondre aux besoins de leurs populations, qui se maintiennent au pouvoir par la force», dit-il.

Il n’existe pas de consensus dans les sociétés arabes sur un ordre politique et social souhaitable, observe le professeur du Département de sociologie Rachad Antonius (Ph.D. sociologie, 92). «Un clivage est apparu dès le 19e siècle entre, d’une part, des courants politiques et religieux qui considéraient que l’ordre social devait être soumis au dogme de l’islam, explique le chercheur, et, d’autre part, ceux qui estimaient que l’identité des sociétés devait plutôt s’ancrer dans des conceptions civiques et nationales, associées à la modernité. Ce clivage s’est accentué à l’ère des indépendances, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et s’est creusé davantage ces 15 dernières années.»

Plusieurs pays arabes n’ont pas réussi à se doter de gouvernements légitimes, les rapports de pouvoir étant rarement institutionnalisés et inscrits dans le droit, observe Rachad Antonius, lui-même d’origine égyptienne. «Cela permet de comprendre pourquoi les conflits entre les diverses forces politiques se sont souvent exprimés et résolus par la violence.»

Nouveau type de terrorisme

Paris, Beyrouth, Tunis, Bamako, Ouagadougou, Istanbul, Djakarta… Daech a multiplié les attentats terroristes au cours des derniers mois pour maintenir l’effet de terreur, tout en poursuivant les combats en Irak, en Syrie et en Libye afin de conserver les territoires qu’il contrôle ou d’en conquérir de nouveaux. «Daech incarne un nouveau type de terrorisme, affirme Charles-Philippe David. Contrairement à Al-Quaïda, cette organisation, dont les tentacules s’étendent au Mali et au Nigéria, cherche à s’enraciner territorialement en Irak et en Syrie afin d’y créer un califat phare lui permettant d’imposer un nouvel ordre dans la région.»

«La pire erreur dans l’histoire contemporaine de la politique étrangère américaine a consisté à envahir l’Irak en 2003 et à renverser le régime de Saddam Hussein, provoquant ainsi le chaos qui a servi d’incubateur à Daech.»

Charles-Philippe David,

professeur au Département de science politique et titulaire de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques

Les puissances occidentales, États-Unis en tête, sont en grande partie responsables de l’expansion de Daech, soutient le professeur. «La pire erreur dans l’histoire contemporaine de la politique étrangère américaine a consisté à envahir l’Irak en 2003 et à renverser le régime de Saddam Hussein, provoquant ainsi le chaos qui a servi d’incubateur à Daech, dit-il. Le retrait des troupes américaines, alors que le nouveau gouvernement chiite était incapable d’assurer la sécurité du pays et de favoriser la participation politique de la minorité sunnite à sa reconstruction, constitue la seconde erreur. La troisième s’est produite en Syrie en 2013. La promesse non tenue des États-Unis de venir en aide aux forces d’opposition au régime de Bachar al-Assad a incité une partie d’entre elles à se tourner vers Daech.»    

Les interventions étrangères en Irak et en Libye et les soulèvements du printemps arabe de 2011 ont entraîné un affaiblissement du pouvoir étatique et une perte de légitimité des régimes en place que Daech a su exploiter, note Hanieh Ziaei. «Les groupes terroristes instrumentalisent les différends religieux et identitaires au sein des populations locales pour étendre leur emprise, souligne la jeune chercheuse d’origine iranienne. Daech s’est ainsi affiché comme le défenseur des sunnites opprimés par les régimes pro-chiites en Irak et en Syrie.»

Selon Rachad Antonius, l’Occident favorise depuis longtemps le développement des forces islamistes au détriment des forces laïques et démocratiques. «Les Frères musulmans en Égypte étaient sur le payroll de la CIA dès les années 1950. Les Américains ont aidé les talibans et Al-Quaïda à combattre les soviétiques en Afghanistan. Aujourd’hui, le royaume wahhabite de l’Arabie saoudite, qui propage l’idéologie salafiste et finance des groupes djihadistes, tranche plus de têtes que Daech. Mais l’Occident continue de lui fournir des armes.» 

Une coalition sous tension

Au lendemain des attentats terroristes du 13 novembre à Paris, les États-Unis et leurs alliés ont réaffirmé leur volonté de déployer une stratégie à deux volets: détruire militairement Daech en intensifiant les bombardements et rechercher une solution politique en Syrie. Le président français François Hollande a lancé un appel à élargir la coalition occidentale anti-Daech en Syrie en incluant la Russie, l’Iran, l’Arabie saoudite et même le régime de Bachar al-Assad.

«C’est une coalition extrêmement fragile, dont les membres ont des intérêts géopolitiques discordants, remarque Charles-Philippe David. Les États-Unis et leurs alliés souhaitent le départ d’Assad et cherchent à frapper Daech, tandis que la Russie, alliée à l’Iran, appuie le régime en place et combat les groupes rebelles.»

«Aujourd’hui, le royaume wahhabite de l’Arabie saoudite, qui propage l’idéologie salafiste et finance des groupes djihadistes, tranche plus de têtes que Daech. Mais l’Occident continue de lui fournir des armes.»

Rachad Antonius,

professeur au Département de sociologie

Les pays occidentaux veulent détruire Daech sans envoyer de troupes au sol. Selon divers experts, une intervention terrestre créerait autant de nouveaux djihadistes qu’elle en éliminerait. «Aucune puissance occidentale, les États-Unis y compris, ne veut envisager un tel scénario», souligne Charles-Philippe David. Seul, peut-être, un attentat terroriste similaire à celui de Paris commis dans une grande ville américaine serait susceptible de changer la donne, croit le professeur. «À l’instar du président français, Barak Obama pourrait alors déclarer que son pays est en guerre et envisager l’envoi de troupes.»      

Pierre-Alain Clément appuie la voie des négociations pour parvenir à un cessez-le-feu et à une transition politique conduisant à la tenue d’élections libres en Syrie. «C’est la seule issue, sinon la guerre continue, dit-il. Si les Américains et les Russes parviennent à s’entendre sur le sort à réserver à Bachar al-Assad, les autres acteurs emboîteront le pas.»

Bachar al-Assad a donné son accord à des élections supervisées par la communauté internationale et a déclaré qu’il présenterait sa candidature. «Malgré les atrocités commises par son régime, beaucoup de Syriens le soutiennent parce qu’il représente à leurs yeux un rempart contre l’islamisation du pays», souligne Rachad Antonius.

Des frères ennemis

Les tensions entre les deux frères ennemis de l’islam – l’Arabie saoudite (sunnite/wahhabite), alliée de Washington, et l’Iran (chiite), allié de Moscou – ont monté d’un cran après la rupture par les Saoudiens de leurs relations diplomatiques  avec Téhéran, le 3 janvier dernier, alimentant ainsi les craintes d’une escalade.

Au-delà du clivage religieux, la rivalité entre les deux pays est avant tout économique et politique, soutient Hanieh Ziaei. «Les pays arabes du Golfe perçoivent l’Iran comme une menace régionale, surtout depuis qu’il a conclu un accord avec les États-Unis sur le nucléaire. L’Arabie saoudite voit d’un mauvais œil le rapprochement avec son allié traditionnel. Elle sait très bien que l’Iran, seul pays du Moyen-Orient à ne pas dépendre de la rente pétrolière, possède les moyens d’assumer un leadership dans la région.»

L’Iran est un pays où règne une tension entre tradition et modernité, observe la chercheuse. «Le mouvement en faveur de réformes démocratiques dans ce pays a débuté en 2009, deux ans avant le printemps arabe! La société iranienne est une société très éduquée, assoiffée de culture et de nouveauté, où la jeunesse, qui constitue plus de 75% de la population, est porteuse de changement. Cela aussi effraie la monarchie saoudienne.»

Une guerre mondialisée

Superposition des conflits, participation des puissances étrangères… la guerre au Moyen-Orient est mondialisée, mais pas mondiale, affirment les experts. Est-il possible d’envisager une solution politique globale permettant de rétablir la paix ou, du moins, de renforcer la stabilité dans la région? «L’influence du système onusien, déjà surtaxé par l’aide humanitaire à apporter aux centaines de milliers de réfugiés, demeure limitée, estime Charles-Philippe David. Le scénario idéal serait qu’une coalition de pays arabes, avec l’appui diplomatique des puissances occidentales, incluant la Russie, prenne en mains la sécurité des territoires en Syrie et en Irak. Mais les acteurs régionaux sont divisés, à commencer par l’Arabie saoudite et l’Iran.»

«On doit travailler de manière simultanée sur plusieurs fronts: économique, social, politique, religieux. Chose certaine, les frappes militaires ne représentent pas une solution. L’accord sur le nucléaire iranien avec les États-Unis montre que la voie diplomatique peut fonctionner.»

Hanieh Ziaei,

coordonnatrice de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand

Les États-Unis doivent renoncer à leur hégémonie au Moyen-Orient et accepter la réalité d’un monde multipolaire dans lequel la Russie et d’autres pays auraient leur place, dit Rachad Antonius. «Il faut que les Américains comprennent que la paix au Moyen-Orient ne sera pas une pax americana, mais le fruit d’un compromis politique entre plusieurs acteurs.»  

Il n’y a pas une solution globale, dit Hanieh Ziaei. «On doit travailler de manière simultanée sur plusieurs fronts: économique, social, politique, religieux. Chose certaine, les frappes militaires ne représentent pas une solution. L’accord sur le nucléaire iranien avec les États-Unis montre que la voie diplomatique peut fonctionner.»

Le Moyen-Orient est dans une phase de régression. Cela va prendre 30 ou 40 ans pour rebâtir ce qui a été détruit ces dernières années, croit Rachad Antonius. Malgré ce dur constat, le spécialiste du monde arabe demeure optimiste. «Ce que l’on a appelé le printemps arabe s’est inscrit dans un long processus fait de révoltes et de contre-révoltes qui pourrait durer encore plusieurs décennies, soutient-il. Une résistance portée par une conception citoyenne de l’identité et des droits renaîtra un jour ou l’autre parce que l’aspiration à la liberté n’est pas disparue.»