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Sri Lanka: une paix relative

Une mission onusienne au Sri Lanka tente de faire la lumière sur des disparitions forcées.

Par Valérie Martin

29 mars 2016 à 11 h 03

Mis à jour le 29 mars 2016 à 11 h 03

Le quartier multiethnique de Pettah, à Colombo.Photo: Dan Lundberg/Wikimedia Commons

Durant plusieurs décennies, les disparitions forcées au Sri Lanka étaient pratique courante pour éliminer la dissidence politique ou contrer les activités terroristes. Durant et après la guerre civile (1983-2009), les disparitions forcées étaient également utilisées comme moyen d’extorsion. En novembre dernier, le professeur Bernard Duhaime, du Département des sciences juridiques, et ses collègues du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires de l’ONU, ont effectué une quatrième mission au Sri Lanka. La dernière remontait à 1999. «La mission faisait suite aux préoccupations émises par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU quant à la situation des droits humains au Sri Lanka et en particulier quant aux crimes internationaux commis durant la guerre civile», explique Bernard Duhaime, qui est aussi vice-président du Groupe de travail. Parmi les recommandations proposées, le Conseil avait, entre autres, proposé la mise sur pied d’une institution de type tribunal international ou hybride pour juger les criminels.

La mission onusienne, d’une durée de 10 jours, consistait à rencontrer le président et le premier ministre du pays, le procureur en chef, des représentants des autorités provinciales, des membres d’ONG ainsi que des victimes de disparitions forcées et leurs familles. «Le gouvernement a fait preuve d’une grande collaboration avec le Groupe de travail, dans l’optique de changer sa politique en matière de droits humains et d’améliorer ses relations avec les Nations Unies», observe le juriste.

Un centre clandestin de détention

La délégation a visité plusieurs villes, dont la capitale, Colombo, ainsi que Jaffna, Trincomalee et Matale, «des endroits où se sont essentiellement concentrées les hostilités durant la guerre», précise Bernard Duhaime. Ses membres ont pu voir de nombreux charniers et visité des centres de détention ayant servi durant la guerre.

La visite d’un centre de détention clandestin sur la base navale de Trincomalee, a fait couler beaucoup d’encre. «Les médias locaux et internationaux ont mis l’accent sur cet aspect de la visite alors que l’existence de ce centre semblait déjà connue, dit le juriste. Ce qui nous a frappés, c’est la complexité de ce réseau souterrain.» Les cellules du centre semblaient avoir été construites pour détenir des gens pendant de longues périodes. L’avocat spécialisé en droits humains se dit préoccupé par des détentions qui auraient eu lieu à Trincomalee encore récemment, bien au-delà de la fin de la guerre civile. «Des sources nous ont révélé que des jeunes avaient été enlevés par des militaires et y auraient été détenus, rapporte Bernard Duhaime. Certains détails dans les cellules semblaient corroborer ces affirmations: les murs, par exemple, étaient couverts d’inscriptions récentes.»

Bernard Duhaime et ses collègues ont réalisé une centaine d’entrevues avec des groupes de victimes et des familles de disparus. Des événements publics regroupant des victimes et des groupes de familles de disparus ont aussi été tenus. «Malheureusement, des personnes ont été victimes d’actes d’intimidation par des policiers et des membres des services de renseignement, témoigne Bernard Duhaime. Le ministère des Affaires étrangères du Sri Lanka a promis de mener des enquêtes sur les actes de harcèlement en lien avec les visites du Groupe de travail. Nous réitérons le droit des victimes de réclamer justice et de témoigner en toute sécurité, sans intimidation.»

Selon Bernard Duhaime, l’intérêt de la mission est de démontrer aux autorités sri lankaises l’importance de l’accès à la justice et de mener des enquêtes transparentes «afin que de telles atrocités ne puissent jamais se reproduire».

«Le défi du gouvernement est de faire en sorte que tout le monde puisse collaborer tant au sein de la sphère politique et de l’armée que de l’administration publique afin de mener des enquêtes pour que la vérité soit établie», croit le professeur. Le rapport final de la mission du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires sera présenté en septembre prochain au Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Le Sri Lanka: Une mosaïque culturelle

État insulaire de l’Asie du Sud, le Sri Lanka est un petit paradis de l’océan Indien, décrit Mark Bradley, chargé de cours au Département de sciences des religions et chercheur au Centre d’études et de recherche sur l’Inde, l’Asie du Sud et sa diaspora (CERIAS). Ce doctorant mène des recherches sur le Sri Lanka depuis plus de 30 ans. «L’histoire de ce pays remonte à quelque 25 siècles et environ 95 pour cent de sa population est originaire de l’Inde, son voisin immédiat», explique-t-il. On trouve aussi au Sri Lanka des descendants des Portugais, des Hollandais et des Britanniques qui se sont installés durant les différents règnes coloniaux, ainsi que des descendants des Arabes.

Paysage du Sri LankaPhoto: Dan Lundberg/Wikimedia Commons

On trouve d’un côté les Tamouls, provenant majoritairement de l’État indien du Tamil Nadu et de confession hindoue, et les Cinghalais, des bouddhistes. Groupe ethnique majoritaire sur l’île, les Cinghalais représentent aujourd’hui près de 80 pour cent de la population sri lankaise. Ils sont arrivés au Sri Lanka il y a 2000 ans, victimes de persécution religieuse. Ils se sont installés dans le centre, au sud et dans l’ouest du pays. «Ils parlent une langue particulière, raconte le chercheur. Seuls les Cinghalais parlent le cinghalais!» Il existe depuis des siècles une certaine méfiance des Cinghalais envers les Indiens, leurs ennemis jurés, et les Tamouls.» Environ 20 pour cent des Cinghalais se disent nationalistes. «Ils craignent pour leur culture et leur langue, rêvent d’un pays 100 pour cent cinghalais et bouddhiste», poursuit le chercheur.

Les Tamouls sont arrivés sur l’île par vagues successives et se sont installés dans le nord et dans l’est de l’île ainsi que le long des côtes, pour les activités de pêche, entre autres. Durant l’occupation britannique, au 19e siècle, quelque deux millions d’ouvriers tamouls sont venus travailler dans les plantations de thé dans des conditions misérables. Des entrepreneurs Chetti, des Tamouls du Chettinad, en Inde, sont venus s’installer à leur tour. Ils ont acheté des terres et ont commencé à louer des logements aux Cinghalais, ils ont mis sur pied des commerces importants dans la capitale, ont pratiqué le métier d’usurier. «Comme les Tamouls ont toujours côtoyé les Britanniques durant l’empire colonial, ils ont appris l’anglais, certains ont été christianisés, ils occupaient dans certains cas de bons emplois de fonctionnaires et servaient d’intermédiaires entre les Britanniques et les Cinghalais, qui ne parlaient pas toujours anglais, explique Mark Bradley. Tout cela a contribué au ressentiment des Cinghalais envers les Tamouls.»

De l’oppression à la rébellion

Après avoir été occupé par les Britanniques, le Sri Lanka obtient son indépendance de la puissance coloniale en 1948. Le parlement, d’inspiration britannique, fait voter deux langues officielles, soit le cinghalais et le tamoul. Huit ans après l’indépendance, coup de théâtre: une loi votée au parlement abolit la deuxième langue officielle du pays, le tamoul. «De 1956 à 1976, les Tamouls vont mener une lutte sans merci pour regagner les droits qu’ils ont perdus, explique Mark Bradley. Les partis politiques tamouls sont interdits au parlement, des leaders tamouls sont emprisonnés… D’autres exactions sont commises contre les Tamouls: viols, assassinats, disparitions forcées, quartiers incendiés, pogroms. Des milices cinghalaises sont envoyées pour prendre le contrôle des régions tamoules. Des colons protégés par l’armée cinghalaise s’installent également dans ces régions, chassant du coup les Tamouls.»

C’est dans ce climat d’oppression qu’un groupe de jeunes hommes, qui prendra plus tard le nom de Tigres Tamouls (Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul), entreprend en 1983 une opération de guérilla: ils font exploser des convois militaires remplis de soldats. «Pour les Cinghalais, c’est à ce moment-là que la guerre éclate; pour les Tamouls, la guerre a commencé au moment où on leur a retiré leurs droits constitutionnels», dit le chercheur.

La guerre s’est poursuivie entre l’armée cinghalaise et les Tigres Tamouls jusqu’en 2009. «Ces derniers étaient très bien entraînés pour la guérilla de jungle, précise Mark Bradley. À la fin des années 1980, même l’armée indienne, qui était sortie pour la première fois de ses frontières afin de désarmer les Tigres Tamouls, est rentrée chez elle, vaincue.» Durant les années 2000, de nombreux pourparlers ont été menés pour essayer de rétablir la paix, en vain. Après une trêve conclue en 2002, les hostilités ont repris en 2006 et se sont terminées en 2009 dans un bain de sang, au cours duquel les Cinghalais ont réussi à mater la rébellion des Tigres Tamouls. Durant la guerre civile, plus d’un million de Tamouls se sont expatriés. «Le Canada s’est montré généreux en accueillant un grand nombre de réfugiés», dit le chercheur.

Quel avenir pour le Sri Lanka?

Le gouvernement actuel, composé à forte majorité de Cinghalais, a fait quelques concessions aux Sri Lankais d’origine tamoule. «Le problème entre les deux groupes n’est toujours pas réglé, mais il n’y a pas de violence pour l’instant puisque les Tamouls sont désarmés», fait remarquer Mark Bradley. Les Tamouls ont obtenu des comtés dans le nord et dans l’est du pays où ils sont encore en majorité, mais des colons cinghalais continuent de s’installer dans les contrées tamoules. «En l’espace d’une génération, la majorité de la population ne sera plus tamoule», affirme le chercheur.

«Le Sri Lanka est un pays très riche, cosmopolite, qui, de par sa situation géographique, a établi de nombreux contacts avec l’Asie et le reste du monde, ajoute Mark Bradley. On y trouve une grande diversité dans la cuisine et la musique. Les enfants sont instruits, il y a de grandes universités prestigieuses. Mais il existe un mouvement qui persiste et signe afin que ce cosmopolitisme s’estompe au profit d’une nation cinghalaise et bouddhiste. La diversité est en train de disparaitre tranquillement même si plusieurs Sri-lankais continuent d’y croire.»